C’est le troisième album de Shepp pour Impulse. Il est un peu particulier car il regroupe des enregistrements faits sur six mois, entre mars et août 65, il y a donc plusieurs formations différentes qui se succèdent. En effet, il était alors difficile de conserver un personnel stable à l’intérieur des orchestres, la disponibilité des musiciens dépendait des contrats dans les clubs, des concerts ou des sessions d’enregistrements, parfois il fallait se rendre aux quatre coins du monde, travailler et pouvoir vivre de la musique était à ce prix. Dans ces conditions il était difficile pour Shepp de disposer d’un véritable groupe, comme avait réussi à le faire, par exemple, John Coltrane, en prenant le temps de bâtir un équilibre parfait autour de son projet musical. Ces conditions changeantes influaient bien entendu sur la qualité de la musique, qui n’était pas toujours constante, plus particulièrement lors des concerts.
Pour les albums Impulse, Archie Shepp veillait particulièrement à être entouré d’un environnement solide et de qualité. Toutefois le meilleur soliste n’est pas (souvent) seul pour jouer sa musique, il est important de trouver un groupe capable d’enrichir la musique, de se fondre dans un projet, trop de changements de musiciens peut nuire à la longue à la cohésion et ne pas permettre les automatismes, la communion d’où naît l’osmose et la magie… Parfois ça fonctionne, d’autres fois moins !
Le personnel stable, outre Archie Shepp, bien sûr, se résume à Bobby Hutcherson qui joue du vibraphone sur tout l’album sauf sur le dernier titre. Henry Grimes joue également de la basse sur tous les titres sauf deux.
L’album commence par The Mac Man avec Rashied Ali à la batterie, dont on connaît l’importance qu’il aura plus tard dans la formation de Coltrane, à ses côtés Eddie Blackwell joue des percussions. Le vibraphone donne une couleur particulière à cet album, il tient un peu le rôle que l’on attribue souvent au piano, à la fois rythmique et harmonique. Ce premier titre est très beau, le dialogue ténor/vibraphone est une réussite, Shepp occupe le canal gauche à lui seul et s’installe dans cette lenteur qu’il affectionne, faux endormi, il sait aussi souffler sur la braise et les accents de son ténor deviennent brûlants et incendiaires. Rashied Ali est tel qu’en lui-même, sur le canal droit il commente le rythme qu’il ne joue pas ou peu. La basse au centre, lieu d’équilibre et d’harmonie…
Sur le second titre signé Duke Ellington In A Sentimental Mood , la groupe se fait quartet et Joe Chambers remplace Rashied Ali : l’économie et la rigueur après l’énergie et la vigueur. C’est une version lumineuse qui est proposée ici, ballade subtile dont Shepp explore chaque recoin avec tendresse, Shepp aime Duke Ellington, il lui voue même une immense admiration, aimant faire des réinterprétations des standards Ellingtoniens ! Un des sommets de cet album.
Sur Gingerbread, Gingerbread Boy, Barre Philips remplace Henry Grimes à la basse. On change à nouveau de style, et l’heure est à la musique descriptive, atmosphère inquiétante et mystérieuse. La musique est d’abord lente avec des brisures rythmiques brèves et éruptives. Puis tout s’accélère, Shepp avec son phrasé courts, fait de petites phases brèves et successives, crée une tension palpable qui monte petit à petit, après moult pérégrinations, vers le cri puis le silence, Bobby Hutcherson, lui aussi ajoute au climat inquiétant, ses envolées accompagnent et soutiennent le discours de Shepp, il se pose d’autorité en alter égo du leader.
La sopraniste Catherine Spencer chante sur On this night, accompagnée au piano par Archie Shepp. Celui- ci a toujours aimé jouer de cet instrument, il ira jusqu’à consacrer un album en entier à sa passion pour le piano, toutefois il n’incorporera pas de pianistes lors de ses premiers enregistrements. La technique vocale de Catherine Spencer est la même que celle utilisée dans la musique classique, le band ici rassemblé glisse côté musique contemporaine, tout est grâce et beauté…puis le blues revient, avec ardeur, en écho aux envols aériens de la cantatrice, le tempo se fait régulier, creusons notre sillon ! Le sax d’Archie devient Websterien, creusant du côté de Coleman Hawkins, le bean, qu’il fait resurgir, quand il plonge ainsi vers ses racines…
Retour de la formation d’ouverture de l’album pour The Original Mr. Sonny Boy Williamson, encore un hommage, Archie Shepp n’aura de cesse de citer et de se référer à la Great Black music, en rappelant l’esprit du blues et du rhythm'n'blues plus que du bop et ses dérivés, en cela il se montre l’un des saxophonistes les moins Coltraniens de sa génération, même s’il s’est inspiré du maître côté technique. C’est d’ailleurs sans doute cet aspect fort de la personnalité musicale de Shepp qui a intéressé John Coltrane.
L’album s’achève avec une formation en trio en compagnie de JC Moses et David Izenzon. The Pickaninny à quelque chose d’Aylerien, comme si Archie explorait les territoires d’Albert pour en extraire la quintessence et s’essayer à une secrète osmose… Toutefois, la spiritualité restera de côté, l’engagement politique d’Archie se manifestant jusque dans les titres de ses compositions…
En définitive un album sans faiblesse, mais sans unité. Un patchwork de haute tenue musicale où, par exemple, les trois batteurs sont brillants mais dans des styles très différents, un album à picorer, donc.