Un disque sublime
De tous les albums folks et mélancoliques que j'ai eu le plaisir d'écouter, Parsley, Sage, Rosemary and Thyme est l'un de ceux qui m'a le plus marqué, et il continue de m'émerveiller aujourd'hui...
le 11 janv. 2015
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De tous les albums folks et mélancoliques que j'ai eu le plaisir d'écouter, Parsley, Sage, Rosemary and Thyme est l'un de ceux qui m'a le plus marqué, et il continue de m'émerveiller aujourd'hui. Après avoir expliqué pourquoi on peut le considérer comme le meilleur album de Simon & Garfunkel, je vais montrer que sa grande richesse ne l'empêche pas d'avoir une unité d'ensemble. Enfin, j'essaierai de voir ce qui se trouve au fond de la beauté de ce disque, en me focalisant sur le talent de Simon & Garfunkel pour trouver le beau là où on ne l'attend pas.
Troisième album du duo, il occupe la position du milieu dans leur discographie. Cette dernière comporte seulement cinq albums, un nombre parfait étant donné que la plupart des chansons sont des perles et qu'il est ainsi possible de toutes les découvrir en un temps raisonnable. Chaque album est magnifique à sa manière.
Pour certains, Bookends est l'album ultime de Simon & Garfunkel, proposition que j'ai du mal à accepter. En effet, la face A a beau suivre une trame cohérente, son contenu me semble globalement moins beau et moins inspiré que leurs trois albums précédents. Plus mélancolique oui, mais pas plus beau pour autant. Tout comme la face B qui contient à mon sens deux morceaux de remplissage, cette face A est assez inégale.
D'autres citent Bridge Over Troubled Water comme l'album ultime de Simon & Garfunkel, cette impression étant parfois renforcée par son aura de dernier album. Mais je ne suis pas non plus convaincu, quoique cet album soit sublime. Peut-être parce que ça sent trop la fin justement, et que les chansons sont trop hétéroclites pour que l'album dégage quelque chose d'unique, un peu comme le Let It Be des Beatles. Peut-être aussi parce que l'album prend une tournure pop-rock alors que ce qu'on aime chez Simon & Garfunkel, ce sont leurs magnifiques ballades folk.
Certains préféreront peut-être Wednesday Morning, 3 A.M. ou Sounds of Silence, ce qui ce comprend aisément car ces albums sont presque parfaits. Mais à mon sens, Simon & Garfunkel n'acquièrent leur pleine maturité que sur Parsley, Sage, Rosemary & Thyme. C'est pour moi leur album parfait, celui où leur talent de singer-songwriters est à son apogée. Le plus beau, le plus abouti, le plus complet. Douze morceaux, rien à jeter, tout à chérir.
Si cet album est si exceptionnel, c'est d'abord grâce aux conditions de son enregistrement. L'opus précédent avait été lâché un peu rapidement pour des raisons commerciales. Sur celui-ci, Simon & Garfunkel ont eu le temps de peaufiner les moindres détails. La production est remarquable. Ecouter cet album sur une chaîne de bonne qualité, cela donne des frissons. Mais bien entendu, il faut davantage que cela pour faire un album exceptionnel. Au fond, qu'est-ce qui explique la merveilleuse singularité de Parsley, Sage, Rosemary and Thyme ?
Le miracle de cet album, c'est peut-être que l'unité de ton n'empêche pas que tous les morceaux soient uniques en leur genre. Simon & Garfunkel s'essaient à différents styles sans même que l'auditeur ne s'en rende compte tant il est happé par les mélodies. En effet, si on fait le bilan, on trouve un peu de tout ce qui se faisait à l'époque sur Parsely, Sage, Rosemary and Thyme : folk, pop, rock, blues, musiques du monde, expérimental... Franchement, j'ai mis des années à m'en rendre compte et à réaliser qu'on avait là bien plus qu'un "album de folk".
Partout, on trouve de superbes mélodies et la superposition des voix de Paul Simon et Art Garfunkel. Mon dieu, qu'ils sont doués pour superposer leurs voix... Au début, c'était simple : le chant céleste de Garfunkel se posait un ton au-dessous de la voix plus "roots" de Simon, et la beauté du résultat était assurée. Puis, à force de travail, ils sont parvenus à diversifier ce qu'ils peuvent faire avec leur voix. Les techniques de studio et notamment les overdubs ont encore enrichi leur potentiel. Le résultat sur le titre d'ouverture est bouleversant de fluidité.
Le son des instruments participe également de l'unité de l'album. Tout du long, on trouve des ritournelles cristallines de guitare acoustique et des notes délicates de xylophone. Tandis que les morceaux du premier album restaient surtout d'authentiques pièces folk à interpréter lors d'une soirée avec une ou deux guitares et beaucoup d'humanité, ceux du troisième deviennent de véritables oeuvres d'art avec une texture sonore unique, dépassant de loin leur partition. La palette instrumentale se diversifie : sur "The Dangling Conversation", il y a un son de violons. Mais toujours, l'album reste dans un esprit folk avec la voix qui domine et les guitares à proximité.
Un certain nombre de morceaux du disque a une épaisseur qui fait oublier les instruments qui les composent. Il y a d'abord "Scarborough Fair/Canticle", d'un calme bienveillant, où les notes de xylophone nous apaisent tandis que le tourbillon des choeurs nous évade du monde, dans un élan qui semble sans fin. Aux refrains, on n'écoute plus, on se laisse porter. On trouve le même genre d'élévation sur "Cloudy", qui nous emmène littéralement au-dessus des nuages. "The Dangling Conversation" est la chanson la plus épaisse de l'album, avec son ambiance mélodramatique où on a l'impression d'entendre un orchestre entier alors qu'il n'y a qu'un seul violon. Enfin, il me semble que "A Poem on the Underground Wall" recèle une profondeur insoupçonnée, notamment quand on entend l'orgue.
D'autres morceaux restent davantage dans la tradition folk sans les joies de la production, à commencer par l'entraînant "Homeward Bound" qui raconte ce que c'est d'être un musicos en tournée. "The 59th Street Bridge Song (Feelin' Groovy)" ressemble pour sa part à un blues jouée de façon folk. La batterie donne un peu de rythme sur ces deux morceaux, tandis qu'un bon riff et un tambourin suffisent sur "Flowers Never Bend with the Rainfall". Les autres chansons dépouillées sont "Patterns", où les ritournelles de guitare laissent beaucoup d'espace au-dessus des percussions tribales, et "For Emily, Whenever I May Find Her". Celle-ci a quelque chose de progressif : il n'y a pas vraiment de couplets et de refrains, mais plutôt une trame. Tout en restant lente et épurée, elle fait monter une tension par divers moyens, y compris un crescendo, jusqu'au cri du coeur final qui sert de dénouement.
"The Big Bright Green Pleasure Machine" et "A Simple Desultory Philippic (Or How I Was Robert McNamara'd Into Submission)" forment quant à eux une belle paire de morceaux folk-rock. La première a été rapprochée du style psychédélique de Jefferson Airplane, tandis que la seconde est une parodie manifeste de Bob Dylan. De son titre à rallonge à la chute simulée d'un harmonica, ce morceau parvient avec humour à imiter le Zimm dans son tempérament le plus rock. Il y a une scène que j'aime beaucoup dans Le Lauréat, c'est quand Benjamin demande furieusement à des gens en automobile de baisser le son de leur radio qui diffuse cette chanson. Simon & Garfunkel ne nous ont pas habitués à un tel panache rock et ce n'est certainement pas ce qu'on retient d'eux en priorité, mais force est de constater qu'ils excellaient pourtant en la matière. C'en est presque troublant d'écouter ça quand on est habitué à entendre leurs voix sur de belles chansons mélancoliques.
Enfin, le morceau de clôture n'a plus grand-chose en commun avec le folk. "7'O'Clock News/Silent Night" est un mélange encore plus improbable que celui qui introduisait l'album. Il s'agit d'un collage expérimental : le duo chante l'hymne de Noël "Silent Night" accompagné d'une mélodie de piano tandis qu'une radio rapporte les nouvelles à l'arrière-plan. Avec ce morceau, Simon & Garfunkel préfigurent avec plusieurs décennies d'avance "Fitter Happier" de Radiohead et d'innombrables morceaux de post-rock. Ils introduisent une autre voix dans leur musique, dont les paroles sont beaucoup plus contingentes que les textes de leurs chansons. Le dernier mot de l'album est le "Bonne nuit" du présentateur, ce qui peut soit dit en passant s'adresser aussi à l'auditeur - Parseley, Sage, Rosemary and Thyme étant idéal à écouter avant de s'endormir.
S'il ne faut pas avoir une sensibilité extrêmement développée pour tomber sous le charme de l'album, il a du en falloir une remarquable pour le créer. Simon & Garfunkel sont doués pour créer le beau, mais aussi pour le déceler. "Scarborough Fair/Canticle" est le mélange d'une ballade anglaise traditionnelle et d'une vieille chanson anti-guerre de Paul Simon. Le résultat est prodigieux, et n'aurait pas été possible si Paul Simon n'était pas allé au bout de son idée audacieuse d'union entre le vieux du répertoire musical mondial et le vieux de son propre répertoire. De même, leur idée de magnifier une émission de radio par une mélodie de piano a porté ses fruits. Une autre preuve de ce don pour trouver le beau là où d'autres passeraient à côté par manque de curiosité ou de conviction, c'est "Patterns" : ils s'essaient avec brio aux musiques du monde, ce que Paul Simon poursuivra dans sa carrière solo.
Le disque baigne dans une aura artistique qui dépasse la musique pour s'étendre à la poésie et au théâtre. Davantage qu'une simple chanson, "The Dangling Conversation" met en scène un couple au sein duquel la qualité de la communication se perd petit à petit de façon tragique. Il y a une dimension picturale très forte dans une telle chanson, on imagine facilement les deux protagonistes dans leurs fauteuils avec leurs livres, tentant de sauver des sujets de conversation profonds. D'ailleurs, Paul Simon nous donne une clé pour comprendre cet évanouissement de la communication : les livres qu'ils lisent ne peuvent que les éloigner. C'est Emily Dickinson pour lui et Robert Frost pour elle, deux auteurs apparemment incompatibles.
La poésie irrigue les belles paroles de Parsley, Sage, Rosemary and Thyme. Il y a des images nettes, mais aussi parfois beaucoup de mystère derrière les mots. Ainsi, ceux qui ont été choisis pour le titre m'intriguent : quel message veulent-ils nous faire passer avec cette énumération d'épices ? "For Emily, Whenever I May Find Her" parle d'une quête d'amour avec un lyrisme déconcertant. Certaines chansons sont philosophiques, comme "Flowers Never Bend with the Rainfall". Je n'ai jamais réfléchi aux implications profondes d'une phrase telle que "It's no matter if you're born/To play the King or pawn/For the line is thinly drawn 'tween joy and sorrow", mais je sais que c'est du sérieux. Sur d'autres morceaux, Simon & Garfunkel s'adonnent à la critique de la société. "The Big Bright Green Pleasure Machine" fait la satyre du consumérisme et de la publicité entre autres. Quant à "7'O'Clock News/Silent Night", elle est rendue cynique par le fait que la radio rapporte beaucoup de mauvaises nouvelles et parle de la guerre du Viêt-Nam, contrastant avec le pacifisme du chant de Noël.
D'après moi, c'est "A Poem on the Underground Wall" qui gagne le prix de littérature pour cet album. Après avoir pris d'innombrables photos pour la pochette de Wednesday Morning, 3 A.M., Simon et Garfunkel se sont rendus compte qu'il y avait le mot "f***" écrit sur le mur du métro derrière eux, et que cela apparaissait sur toutes les photos. Ils ont bien ri mais ce n'en est pas resté là : il a fallu que Paul Simon s'inspire de cette histoire cocasse pour imaginer la vandalisation de ce mur. Il nous parle du marqueur caché dans la poche, de la nervosité du délinquant qui espère ne pas être surpris, de son engloutissement dans la nuit une fois son message inscrit. Je ne peux m'empêcher de rapprocher l'acte dérisoire de ce voyou avec celui de Rodion Raskolnikov dans Crime et Châtiment de Dostoïevski. Après son meurtre, Rodion n'est plus le même homme et l'auteur passe le reste du livre à nous faire comprendre la gravité de son acte d'un point de vue psychologique. La gravité de la chanson de Simon & Garfunkel pourrait nous faire penser que le voyou a tué quelqu'un mais en fait, il n'a fait qu'un petit tag mal intentionné sur un mur du métro. La chanson est donc sublime tout en étant comique malgré elle, et le ou plutôt à cause de cet aspect sublime justement, qui la rend décalée. C'est magique.
Beaucoup de gens qui ne les connaissent pas ont une image fausse de Simon & Garfunkel, pensant par exemple qu'ils ne composent que des chansons tristes. Il suffit d'écouter "The 59th Street Bridge Song (Feelin' Groovy)" pour les démentir : cette chanson est d'une joie peu commune. Certes, une certaine nostalgie se retrouve sur chacun de leurs albums. Mais par sa beauté et sa richesse, la musique de Simon & Garfunkel ne peut que faire transparaître des sentiments plus profonds que la tristesse ou la mélancolie, notamment sur cet album. Il y a aussi de l'espoir, de l'émerveillement, de la désillusion, de la colère, de l'amour, du rire, de la résignation. Bref, de la vie.
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le 11 janv. 2015
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