On peut reconnaître la valeur d'une œuvre par sa capacité à nous hanter. Accompagné de son piano, Chily Gonzales nous livre de temps à autres ce genre d’œuvres. « Gogol », vous connaissez ? Bien que musique de pub pour une banque, quand je suis retombé dessus en écoutant Solo Piano premier du nom, sa mélodie a ressurgi des limbes de ma mémoire, comme si elle ne m'avait jamais quitté et n'attendait qu'être invoquée, décuplant alors le plaisir ressenti en l'écoutant. C'est un événement réminiscent qui peut arriver avec n'importe quel morceau, morceau que l'on a aimé à un moment de notre vie mais qu'on a fini par oublier pour laisser la place à d'autres. Cela explique même la joie procurée par des tubes jugés de « mauvais goûts » ou « plaisirs coupables » comme on les appelle, dont je m'occupe de la réhabilitation dans mes Podcasts (d’Aqua à Scatman John en passant par Desireless #autopromo). C'est peut-être une des particularités, voire l'essence même de la musique de procurer ce genre de sensations.
Il y a un an, bien que je savais devoir patienter jusqu'à l'année suivante pour écouter les albums qui m'excitaient le plus (à cause du nouvel intitulé de mon blog, qui a « au moins un an de retard »), je n'ai pas pu m'empêcher de regarder ce live proposé par Arte, où Gonzales, accompagné encore une fois de son piano mais aussi de Jarvis Cocker, que je connais moins pour ne m'être pas encore intéressé à Pulp, jouait sa dernière œuvre, leur dernière œuvre : Room 29. Ça commence sur du Chily, qui joue avec le public comme avec son piano, comme à son habitude, puis Jarvis le rejoint, son physique allant de paire avec son humour, me le rendant d'emblée sympathique. Le spectacle qui suit, dans son cadre intimiste, me fera passer par toutes sortes d'émotions, du rire aux larmes comme on dit, bien que ne comprenant que la moitié des paroles. Théâtre, musique et surtout cinéma, Room 29 invoque les arts et ses stars, joue avec la scène, expérimente les images, des images de Romy, de Marylin, d’Hepburn apparaissant sur un écran en fond, Howard Hugues et bien d'autres personnalités dans le texte.
Il faut dire que le spectacle instaure le climat voulu par l'album ; un huis-clos contant les affres et les mœurs des clients de l'Hôtel-Marmont, un des lieux phares d'Hollywood. Nous suivons les portraits de ceux qui sont passés par cette chambre 29, portraits étayés et joués par un Jarvis entre Sinatra et Leonard Cohen. Il y a une sorte de classe music-hall qui se dégage du spectacle. L'âge d'or du cinéma américain est représenté vraiment comme « âge d'or », comme noblesse culturelle, comme fantasmagorie, plein d'insouciance perdue mais aussi de douleurs, de tourments… Sur « The Other Side », Jarvis nous rappelle : « There’s nothing else in the other side », remettant à plat notre idéalisation.
Cette représentation m'a marqué et me hantera tout le reste de l'année, me faisant parfois fredonner ce titre « Room 29 » sans aucune raison logique. Un an plus tard, en écoutant enfin l'album, j'ai retrouvé avec le même plaisir que « Gogol » certains de ces morceaux qui m'avaient hanté ; « Tearjerker », « Clara » (dont l'instru était déjà une réminiscence de Solo Piano) mais aussi d'autres comme « A Trick of the Light » que j'avais fantasmé comme pièces maîtresses, grandioses et qui au final, ne s'avérait être effectivement qu'un fantasme idéalisé par la performance scénique. Il est avec le recul tout à fait normal d'avoir été hanté par cette pièce, car elle est elle-même hantée par les fantômes du passé, gravés pour l'éternité dans la mémoire collective. Elle parlera donc mieux qu'à tout cinéphiles, à tout êtres humains ayant connu, non pas que la nostalgie faisant briller d'un éclat surnaturel ses souvenirs mais tout simplement, le tourbillon de la vie.