L’histoire du rock est parsemée de péripéties incroyables, de destins tragiques et même parfois de contes de fées, et de temps en temps, d’un peu tout ça mélangé. A travers la vie des deux membres du groupe « Deux filles », racontée par le menu au verso de la pochette, on plonge dans un océan trouble et noir, constellé de malheur et de pathos !
Claudine Coule est née à Lille et son père disparaît du foyer familial alors qu’elle n’a que neuf ans. Elle rencontre Gemini Forque avec laquelle elle formera le groupe « Deux filles » lors d’un voyage à Lourdes qu’elle effectue avec une mère mourante. Les deux amies sympathisent et une complicité s’instaure immédiatement entre ces deux jeunes filles à peine sorties de l’adolescence, l’attrait que la musique opère chez elles crée un ciment durable dans leur relation.
Il faut croire que le destin est implacable, il frappe soudainement Claudine et Gemini l’une après l’autre, dans un laps de temps très court. La mère de Claudine succombe à sa maladie, le père de Gemini atteint de paralysie, ainsi que sa mère, décèdent lors d’un accident de voiture.
Le père de Gemini était professeur de musique, il a insufflé sa passion à sa fille, lui donnant un très bon niveau musical. Claudine elle aussi jouait des claviers et se passionnait pour cette « Cold Wave » naissante en ce début des années 80. Elles unissent leurs forces et décident d’aller au Quebec où elles se font connaître dans les milieux underground. Assez rapidement leur répertoire s’étoffe et elles enregistrent ce premier album, qui sera assez vite suivi d’un second. « Silence & Wisdom », particulièrement réussi, se vendra extrêmement bien au canada et aux Etats-Unis, malgré une diffusion au compte-gouttes, le label maison « Papier mâché » étant incapable de subvenir aux demandes.
Gemini Forque a passé les cinq premières années de sa vie à Alger où elle est née. En 1984 les deux amies décident de se rendre en Afrique du nord pour y faire un grand voyage. Le destin frappe encore avec une sourde cruauté : Claudine et Gemini disparaissent sans laisser de traces autour d’Alger, laissant en héritage aux fans deux albums magnifiques. La découverte d’une lettre que l’on attribue à Claudine Coule laisserait entrevoir que les deux amies seraient parties vers les Indes, mais rien, en fait, n’accrédite cette thèse de façon certaine.
A l’énoncé rapide des principaux évènements qui ont traversé ces deux vies, on pourrait penser aisément que la créativité dont font preuve les « Deux filles » est entachée de tristesse et de tragique, en effet, un certain sentiment de gravité et d’angoisse traverse l’album, mais l’approche qui s’impose lors de l’écriture des pièces est toute en douceur, par petites touches, presque cotonneuses…
Ainsi le plus souvent sommes nous plongés dans un climat très « ambient » fait de collages, de successions ou de superpositions d’éléments sonores qui s’agglomèrent ou s’enchaînent avec subtilité et finesse. Les compositions, dans une communauté de style, sont néanmoins très variées et chacune ajoute sa pierre à l’édification de ce petit joyau d’une élégance raffinée. Des voix féminines s’ajoutent ici où là, pas très distinctes, mais on reconnaît les textes en français dits avec un fort accent anglais.
Le duo maîtrise de nombreux instruments de musique, les claviers sont toujours présents, sans jamais être envahissants (piano, Rhodes, moog…), diverses guitares sont également utilisées ainsi que la mandoline, la flûte, le saxo et de multiples percussions… La palette sonore foisonne et le festival de couleurs auquel nous sommes conviés prend des formes multiples et nous invite au jeu, pour peu que l’on s’amuse à mettre le nom d’un instrument en face de chaque son écouté.
S’il fallait vraiment chercher des repères ou des références, le nom de Brian Eno est le premier qui s’impose, on peut penser également à Cocteau Twins, ceci pour délimiter un cadre, car cet album fait preuve d’une réelle originalité pour qui s’immerge dans les limbes de cette musique.
Arrivé à ce stade, il est temps de lever le voile, vous l’avez deviné, malgré cette part d’enfance qui reste en nous et qui nous donne envie d’y croire, cette biographie est totalement bidonnée et les deux musiciens qui se cachent derrière ces pseudos féminins sont deux hommes, deux anglais, il s’agit de Simon Fisher Turner (Claudine Coule) et de Colin Lloyd Tucker (Gemini Forque).
Cette mystification transsexuelle met à mal les stéréotypes qui traversent notre société sur « les genres » et les soi-disant caractères dominants qui se manifestent par exemple, dès avant la naissance, par l’opposition bleu/rose. C’est pourtant de cette ambivalence que provient le charme de cet album, ce glissement transversal dessine des contours flous et délicieux qui s’avèrent finalement très révélateurs.
Tout simplement un beau disque.