« Il semble que la neuvième soit une limite. Qui veut la franchir doit trépasser. Comme si la Dixième contenait quelque chose que nous ne devrions pas encore connaître, pour quoi nous ne serions pas prêts. Ceux qui ont écrit une Neuvième s'étaient trop approchés de l'au-delà. » Arnold Schoenberg

Mahler l'a fait. L'au-delà, il y est, dans cette symphonie fantomatique, inachevée et crépusculaire. Malade, il ne parviendra pas à terminer cette oeuvre, disant d'ailleurs basculer dans la folie, "la folie s'empare de moi, m'annihile".

Mahler n'est pas un compositeur gai. Mahler porte en français bien son nom. Le compositeur de la tristesse, du désespoir, moqué par les français à l'époque, par bêtise et par patriotisme absurde, y compris par Debussy pour qui sa musique avait les pneumatiques et la lourdeur de bibendum. Mahler puise pourtant chez Berlioz pour sa musique symphonique, c'est dire si c'est injuste. Mahler est certes grandiloquent mais il a poussé le romantisme à son paroxysme, jusqu'à son crépuscule pour accoucher du post-romantisme.

Et tout dans cette 10ème symphonie est crépusculaire. D'abord parce qu'elle est inachevée, oeuvre jamais terminée par Mahler emporté par un souffle au coeur. Et comme toutes les ultimes oeuvres des grands compositeurs, elle se teinte d'une ambiance singulière, où l'on croit déceler à chaque note la mort qui rode et sa prémonition par le compositeur, comme Mozart et son Requiem. Ici, l'oeuvre est terminée par le grand musicologue britannique Cooke qui a reconstitué à partir des partitions piano de l'oeuvre et des différentes indications du compositeur l'ensemble de l'orchestration.

Tout est crépusculaire aussi par la tonalité de l'ensemble, d'une terrible, voire terrifiante noirceur. Le premier mouvement (Adagio), seul achevé intégralement par Mahler nous le rappelle, avec ses scories et ses dissonances, Mahler ayant poussé l'étrangeté symphonique à un degré nouveau (on est déjà en 1911, la musique moderne émerge). Tout en restant dans le romantisme puisque le morceau est des plus oxymoriques, des moments de silence ou murmurés jusqu'à l'explosion totale, à grand renfort de cuivres et d'orgue, comme si l'enfer nous submergeait. Le moment, aussi inattendu que puissant, est aussi glaçant que magnifique. Puis, tout s'apaise, et ce sera le style entier de l'oeuvre, des tensions suivies de calme retrouvé, un va-et-vient de bruit et silence, les vagues, la respiration les tourments de la vie, avant la beauté d'un crépuscule. La mort est belle pour Mahler et Visconti l'a mis en image dans Mort à Venise.

Les trois mouvements intermédiaires sont plus enjoués, vivaces, pleins de surprises, de soli, trompette ou violon. Mahler considère la symphonie comme un art total, comme Wagner considère l'opéra comme un art total. Ainsi, ses symphonies sont des mondes, des oeuvres énormes, où se brassent des thèmes très divers, ici le tumulte d'une vie, le dernier baroud d'honneur. Il dira ainsi à propos de sa troisième symphonie : "ne regardez pas le paysage, il est tout entier dans ma symphonie."

Le morceau final est un bijou, d'abord inquiétant par ses tambours, puis soudainement glissant dans la beauté la plus totale, diaphane, avec un solo de flute traversière aussi inattendu qu'un rayon de soleil au milieu d'un ouragan. C'est l'un des plus beaux solos pour cet instrument selon moi, il est à pleurer. On ne parviendrait pas à se faire une impression claire du sentiment qu'il dégage, entre tristesse et douceur, entre joie réitérée et séparation inexorable, comme la caresse d'un proche sur votre lit de mort. Le thème est décliné ensuite par les cordes dans un majestueux crescendo. Puis, nouvelle explosion, l'enfer surgit au milieu du calme. Et tout s'apaise, définitivement, le morceau touche à sa fin, le thème de la flute revient dans les cordes, plus doux et beaux que jamais, violoncelles et cors s'y mettent aussi puis se termine, dans l'apaisement absolu.

La version de Yannick Mézet-Séguin et du Rotterdam Philharmonic Orchestra est d'une rare finesse. Il faut voir le chef d'orchestre en vidéo, vivre littéralement Mahler, ses soubresauts, ses accalmies, suant de tout son corps, sourire lorsqu'une note sublime émerge, se satisfaire d'un cor, d'une flûte, d'un hautbois, comme s'il découvrait la musique pour la première fois. Mention spéciale à la délicatesse de la flûtiste à la 57ème minutes (son voisin ferme les yeux tellement ce qu'elle joue est merveilleux, et nous aussi).

https://www.youtube.com/watch?v=YMN_DWY9RX8&t=3704s

Mahler est comme les grands cinéastes et les grands artistes. Sa musique raconte souvent le même moment, son obsession pour la mort, mais la mort apaisée, acceptée, pas soudaine, celle d'une défaite infligée après une longue, âpre et belle bataille. Il cherche, c'est un peu freudien de ma part, à trouver l'apaisement à ses angoisses existentielles et sa peur du temps qui passe. Ses symphonies reviennent à cette obsession, toute sa musique gravite autour de cette thématique. Sa seconde comporte la "TotenFeier", la fête des morts, dans son premier mouvement, deux symphonies comportent une marche funèbre, la cinquième décline un adagio crépusculaire, la 6ème est surnommée "La Tragique"... Ces dix symphonies traitent du même sujet, formant une sorte décalogie macabre.

Celle-ci aussi, commence par le drame, divague et y revient, inexorablement. Avec cette oeuvre, plus que jamais près de sa propre mort, crépuscule des crépuscules, il nous livre un ultime malheur, mais chez lui, la mort a des reflets d'argent, d'hyacinthe et d'or et le monde s'endort dans une chaude lumière.

«J’ai gravi le sommet des montagnes où souffle l’esprit divin, je me suis promené dans les prés, bercé par le son des cloches du bétail. Mais je n’ai pas pu échapper à ma destinée.» (Mahler, 1879)

Tom_Ab
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le 21 janv. 2023

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