Cette cité magique est une référence directe à la ville qui a vu naître Sun Ra, Birmingham dans l’Alabama, la ville la plus raciste de l’état le plus raciste des Etats-Unis. On y compte le record d’adeptes du Ku-Klux-Klan. La pochette, dessinée par Sun Ra lui-même, reproduit le dôme de la gare de Birmingham, enfant, il la voyait de chez lui...


On situe la naissance de Sonny Blount (alias Sun Ra),vers 1914. On comprend donc à quel point il a dû connaître la ségrégation, avec les jours où on pouvait et ceux auxquels on ne pouvait pas, un calendrier sinistre qui réglementait la liberté et piétinait l’égalité. Mais, malgré tout, Sun Ra vivait dans une sorte de cocon douillet et protecteur que lui avait tissé sa famille. Aujourd'hui on palabre beaucoup sur les traînées d’ombre, les silences et les dissimulations qu’il a effectués sur cette période de sa vie, occultant son enfance.


Très tôt il cultiva la différence, l’originalité, elle lui autorisait la frivolité que l’on accorde aux êtres exubérants, excentriques. C’est décidé, il est né de l’espace, poussière d’étoile anonyme… Grâce à ses talents de musicien, il pourra même aller à l’université, malgré la pauvreté et la couleur…ce qui est en soi remarquable dans un contexte où l’on déclarait : « Donnez de l’éducation à un nègre et vous le gâcherez pour la ferme ». On mesure également le courage qu’il lui fallut pour refuser de porter l’uniforme, pendant la deuxième guerre mondiale, au nom de l’objection de conscience. Les noirs Américains s’embrigadant alors en masse dans l’armée des Etats-Unis, espérant, en retour, que le pays reconnaissant leur donnerait l’égalité.


On comprend aussi son désir de quitter la région qui l’a vu naître, il préfère, dès que possible, s’installer à Chicago, creuset de l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians). Les évènements violents qui accompagnèrent le mouvement des droits civiques, l’obligèrent à un retour vers ce passé qu’il n’évoquait que très rarement, ne correspondant en cette période que très peu avec sa famille. Un événement tragique le bouleversa, en 1963 des racistes incendièrent une église dans laquelle quatre fillettes périrent brûlées. L’une d’entre elle était la fille d’un ami musicien…


Que reste-t-il de son attachement à cette Cité Magique, titre de cet album ?
Il reste le rêve, le rêve d’une cité sans racisme, sans haine, d’une cité idéalisée pleine de musique et de liberté. Ce sera son parti pris pour cette œuvre, originale dans son parcours. L’un de ses albums studios les plus free et les plus débridés.


La première face est entièrement vouée à The magic city. On peut reconnaître deux parties importantes. Pendant la première on peut entendre Sun Ra, son piano et son clavioline, l’incontournable Ronnie Boykins à la basse, et par intermittence Roger Blank à la batterie. Cette section rythmique fait corps avec Sun Ra qui la dirige d’un accord, d’un signe de la main, d’un geste ou d’un basculement du menton, improvisant totalement la pièce. L’ambiance est mystérieuse, comme dans un rêve, mais sans chaleur. On sent de la gravité et même de la rigueur, un climat qui évoque la musique contemporaine. Soudain, Marshall Allen, le fidèle, joue du piccolo et s’incorpore au trio,léger et insouciant, comme si la vie arrivait enfin...


Tout à coup, l’Arkestra dans son ensemble, bien emmené par John Gilmore et son saxophone ténor, intervient avec force et puissance, puis se rétracte lentement, laissant le ténor poursuivre son cri. Le baryton de Pat Patrick se lance à son tour dans une longue cavalcade en compagnie de Sun Ra. On reconnaît ensuite Marshall Allen et son alto, bouillonnant, à son habitude. Les chevaux sont alors lâchés : l’arkestra est en mode free et déchire tout, la musique atteint une rare intensité dans la discordance, une force monumentale dévaste l’espace, tel un ouragan l’Arkestra repousse les limites dans un jaillissement sonore éblouissant, puis, se rétractant, ces mouvements d’expansion font à nouveau place à une phase intimiste, pendant laquelle seule Sun Ra improvise jusqu’au final joué à l’unisson par le tentet…


La seconde face se voit enrichie de quatre musiciens supplémentaires : un percussionniste et trois cuivres dont deux trombonistes, elle a été enregistré, semble t-il, dans le loft de l’influent percussionniste Babatunde Olatunji. Le même qui fut plagié par Serge Gainsbourg sur l'album "Gainsbourg Percussions".


Le premier morceau joué se nomme The Shadow world, il est introduit par une multitude de percussions qui bruissent et tissent un rythme sur lequel la basse joue une partie sautillante. Puis c’est Sun Ra et ses claviers qui entrent dans la danse, bientôt rejoints par le pupitre des anches d’où s’échappent les solos, John Gilmore à l’avant-garde. Dans un mouvement intermédiaire, Sun Ra revient seul, au piano, puis évolue sur le tapis des percussions…telles des vagues déferlantes, les souffleurs s’invitent et terminent leur course sur la grève en jaillissements improvisés. La pièce est très belle et navigue entre mystère, vapeur et fourmillements créatifs.


Abstract Eye est dédié principalement à Ronnie Boykins et Jimmy Johnson qui dialoguent, quelques percussions s’ajoutent ici ou là, par intermittence. Abstract 'I' s’inscrit dans la même veine que le titre précédent, prolongeant la verve de notre contrebassiste, décidément très en pointe, sculptant les silences avec légèreté, dessinant un paysage sonore flottant, dans une atmosphère mystérieuse, relancé sans cesse par les instruments qui interviennent de façon percussive, créant un espace magique …


Un album intense et étonnant, novateur, un des sommets discographiques de Sun Ra pendant sa période free.
(Ecrit en 2011).

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le 6 févr. 2017

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