Isidore Ducasse, auteur du XIXème siècle plus connu sous le nom du comte de Lautréamont et dont l'œuvre la plus célèbre est Les Chants de Maldoror, définissait le Beau « comme la rencontre fortuite d'un parapluie et d'une machine à coudre sur une table de dissection ». Les surréalistes, André Breton en tête, ont rapidement loué Lautréamont, exaltés par la révolte contenue dans ses textes, allant jusqu'à s'approprier cette définition du Beau en en faisant l'un des manifestes du Surréalisme, tant elle prônait l'importance des forces du hasard sur la création artistique. Breton ira jusqu'à écrire : « C'est au comte de Lautréamont qu'incombe peut-être la plus grande part de l'état des choses poétiques actuel : entendez la révolution surréaliste ! ». Et Man Ray, en 1935, illustre mot à mot la phrase de Ducasse dans son œuvre intitulée Beau comme (...)
Or, le tout premier album du groupe anglais Nurse With Wound, paru en 1979 sur leur propre label United Dairies, s'intitule Chance meeting on a dissecting table of a sewing machine and an umbrella, soit la traduction exacte de l'aphorisme de Lautréamont. Avec cet acte revendiqué, Steven Stapleton, leader, voire unique membre permanent de ce groupe à part, s'inscrit d'entrée de jeu dans une perspective surréaliste. Car la création même du groupe relève du hasard : Stapleton, qui n'avait alors jamais joué de musique, était peintre-lettreur dans un studio d'enregistrement. En discutant avec l'ingénieur du son, il obtint le studio pour le samedi suivant. Il appela en catastrophe deux de ses amis en leur demandant d'amener toutes sortes d'objets susceptibles d'émettre un son, et en une journée ils enregistrèrent leur premier album.
La musique de Nurse With Wound, groupe surréaliste jusque dans leur nom (l'infirmière avec une blessure) ne ressemble à rien de connu. Croisement de krautrock (courant allemand du début des années 70 que Stapleton définit comme « le mouvement le plus important de la musique moderne »), de musique improvisée, psychédélique, bruitiste, concrète, ambiante, elle ne peut trouver des points de comparaison qu'en peinture (Stapleton est également peintre, qui plus est) et en littérature, évoquant à la fois surréalisme, Dada et Pataphysique.
Pour l'album The Sylvie and Babs high-thigh companion, enregistré en 1985, Stapleton réussit le double pari de réaliser à la fois son album le plus ambitieux et le plus abordable. Il convoque pour l'occasion pas moins de 50 musiciens pour former l'éphémère Murray Fontana Orchestra. On y retrouve certains grands noms de la scène expérimentale internationale (Graeme Revell, qui aujourd'hui écrit de la musique de films pour des superproductions hollywoodiennes, John Balance, David Tibet, Edward Ka-Spel, Jim Thirlwell, Karl Blake, etc.) qui apportent tous une collaboration plus ou moins importante, ne serait-ce qu'en envoyant quelques sons sur bande, afin de créer un grand patchwork auditif. C'est un disque ambitieux, drôle, partant dans tous les sens, insaisissable et intarissable. Composé de deux longs titres de vingt minutes chacun, You walrus hurt the one you love et Great Balls of fur (on appréciera au passage le jeu de mots sur le Great Balls of fire de Jerry Lee Lewis), le disque est différent de ses prédécesseurs qui lorgnaient plus ou moins directement vers le macabre et le grand-guignol. Ici, l'enjeu est de réaliser une immense parodie de l'easy-listening des années 50 et 60 (il n'y a qu'à voir la pochette et ses deux pin-ups d'époque) en sautant constamment du coq à l'âne, de Cole Porter à la musique bruitiste, du rock'n'roll aux bandes-sons de dessins animés de Tex Avery, tout cela entrecoupé de voix diverses, mais aussi de toux, de crachats et de nombreux sons libres, fugaces et virulents... Précurseur d'un style musical, le plunderphonic (qui consiste à coller bout à bout de très courts extraits musicaux empruntés à d'autres œuvres), Sylvie and Babs ressemble à une folie de Zappa, à un cut-up de William S. Burroughs ou, plus encore, à un cadavre exquis surréaliste. Chaque nouvelle écoute apporte son lot de surprises, de nouveaux sons, non entendus les fois précédentes. Un « joyeux bordel » en apparence, pourtant orchestré de main de maître par Stapleton, qui, en plus d'être hilarant, est une très belle porte d'entrée pour s'initier aux musiques dites expérimentales. C'est toujours plus facile en se marrant.
FrankyFockers
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le 25 avr. 2012

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