Encore une superbe pochette pour cet impulse! Quelques habitués sont présents, au premier rang desquels Beaver Harris et Grachan Moncur III, mais la surprise c’est l’adjonction d’un pianiste, Walter Davis Jr, qui va apporter dans ses bagages, sur deux titres, un peu d’huile à mettre dans l’engrenage et briquer cet aspect, parfois un peu rugueux, qui plaît bien aux amateurs de free, mais enferme sans doute un peu trop la diffusion de la musique d’Archie Shepp. Ron Carter et Roy Haynes ne sont pas parmi les plus familiers de la New Thing, bien qu'ils aient toujours fait preuve d'une grande ouverture d'esprit, si l'opportunité se présentait. Est-ce à dire qu’après la mort de Coltrane les cartes sont redistribuées ? La première garde des Coltraniens les plus éminents se cherche… Archie Shepp se tourne vers ce qu’il connaît si bien, ce qu’il aime et joue mieux que tout autre, le blues ! En effet le blues est présent ici sur tous les titres, mais il n’y a là rien d’étonnant, Archie a toujours eu les pieds bien plantés dans les racines de la Great Black Music, il y a puisé sa richesse et sa colère et connaît sur le bout du doigt l’histoire du peuple noir et de sa musique. Cet aspect rend ce disque très accessible et en fait un album de choix pour appréhender son univers musical.
Damn If I Know (The Stroller) qui ouvre l’album est une composition du pianiste Walter Davis Jr, dès l’introduction à la contrebasse ça sent le blues, une note au sax, la bonne ! Du bien gras, du bien poisseux, qui hurle, qui pleure… Piano bar, les images défilent, la tête se balance au rythme de la basse, tandis que le saxo crie sa plainte et que les notes aigües du piano crépitent en grappe… Arf ! Le bon génie du blues a su frapper à la bonne porte !
Frankenstein est une composition du tromboniste Grachan Moncur III, c’est aussi le cheval de bataille de cet album, les improvisations y sont sublimes et s’intercalent avec bonheur dans la composition. D’abord Shepp et la rythmique, puis arrivée des cuivres, énoncé du thème tandis que Shepp improvise à sa manière, d’abord par petites touches fragiles... C’est au tour de la trompette de Jimmy Owens de délivrer des « ostinatos » qui poussent Archie Shepp vers le toujours plus loin, toujours plus aigu, toujours plus fort, les riffs du trombone ajoutent à la radicalisation de l’effort ,tandis que le piano prend sa part à l’improvisation, en complétant et doublant le solo de Shepp qui se démène comme un beau diable, déchirant l’espace de cris sublimes et torturés…
Fiesta est la seule pièce de l’album composée par Archie Shepp, sans doute y a-t-il quelques légèreté dans le thème comme le suggère le titre, mais l’humeur n’est tout de même pas à la gaieté, enfin je trouve. On retrouve l’équilibre habituel chez Shepp, sans le piano. En introduction Beaver Harris et Archie forment un duo, puis Grachan Moncur III énonce un thème répétitif auquel se joint Jimmy Owens. Sur un canevas finalement assez bop Archie improvise, jusqu’à ce formidable duo entre Jimmy Owens et Archie qui se cherchent, s’évitent, se trouvent, une sorte de duo amoureux entre le sax et la trompette…
La reprise du titre d’ Ellington Sophisticated Lady est avant tout un hommage à l’un des modèles de Shepp, une de ses influences les plus marquantes, plus que Coltrane même, il s’agit d’un autre génie du sax : Ben Webster ! Du gros son chaud et chaleureux, sensuel même, intemporel. Du coup cette « belle dame très sophistiquée » reçoit un traitement très respectueux et même Ellingtonien, la ballade est assez traditionnelle et anticipe bon nombre des « frasques » futures de notre saxophoniste.
Finalement cet album paie le tribut que Shepp doit à ses inspirateurs et à ses maîtres, il est aussi annonciateur de changement… Il n’en reste pas moins que,selon moi, il reste l'un des plus beaux albums de Shepp, bien qu’il soit généralement assez sous estimé.