Si c'est à partir de son troisième album Born To Run que Bruce Springsteen deviendra vraiment The Boss aux yeux du public, il ne faut surtout pas oublier ses deux premiers disques, Greetings from Asbury Park, N.J. et The Wild, the Innocent and the E Street Shuffle. Deux monuments où il compose avec génie, se lâche complètement avec son E. Street Band, définissant son style et jouant notamment sans aucune prétention commerciale (ce qui, à mon sens, posera quelques petits problèmes dans les terribles années 1980, voire début 1990).


On retrouve ici ses influences oscillant entre le folk à la Dylan, le rock et en général la musique populaire américaine (blues, jazz, country...), qu'il brasse en étant inspiré pour continuer à façonner son style unique. The Wild, the Innocent and the E Street Shuffle représente l'un des sommets de la diversité du Boss, que ce soit dans les genres mais aussi instrumental où de nombreux instruments différents viennent se greffer à sa patte. Les guitares, tant acoustiques qu'électriques, sont à l'image des claviers ou du sax enflammé de Clarence Clemmons, c'est-à-dire inspirées et géniales, posant d'excellentes rythmiques et capables de te sortir d'envoutants numéros solistes. Il se lâche complètement, à nouveau avec un important débit de paroles, ne délivrant que sept titres, mais dépassant souvent les sept minutes et surtout qui sont absolument géniaux, chacun, sans aucune fausse note, entrant dans l'anthologie du Boss.


The E. Street Shuffle annonce déjà l'ambition et le génie de cet album. Guitares funkys, chacun des musiciens se montre brillant tant en groupe qu'en solo (et tous, tant les guitares que le sax, les percussions ou le piano) alors que la voix confiante et rauque du Boss répond parfaitement au choeur et se pose parfaitement avec ce E. Street Band en osmose totale. Il se montre inspiré dans les compositions, évitant toute simplicité et jouant avec sincérité et une joie clairement communicative. Un sommet, une chanson tout simplement immense, comme celle à venir d'ailleurs. 4th Of July est aussi intimiste que magnifique, alors que les guitares (acoustiques et électriques, à nouveau) se marient à merveille avec un accordéon, apportant une vraie touche mélancolique. Ses ballades ne tombent jamais dans la mièvrerie, bien au contraire même tant il en fait ressortir l'émotion à chaque fois, bien aidé (et au risque de me répéter, mais c'est amplement mérité) par de fabuleux musiciens, sachant être sobre lorsqu'il le faut, et se lâcher dans les moments adéquats. La longue Incident on the 57th Street témoigne de ce génie, l'une des plus belles du Boss et une de mes préférés au passage, avec à nouveau des choeurs majestueux, répondant parfaitement à Springsteen et son groupe.


Les quatre autres atteignent les mêmes sommets, un groupe sachant se renouveler tout en gardant sa ligne de conduite à chaque nouvelle chanson. Kitty's Back est jazzy à souhait avec une intro enflammée avant que le boss ne pose une ambiance entrainante où le sax de Clarence Clemmons se lâche sur une mélodie prenante. Il nous emmène sur les longues routes américaines à la manière d'un John Steinbeck avec Wild Billy's Circus Story, chronique d'un petit cirque avec une belle partition acoustique accompagnée d'un harmonica. Il accélère le rythme avec Rosalita (Come Out Tonight) où le sax est à nouveau endiablé pour une chanson fabuleuse, mémorable et entrainante. Il clôt ce monument par le long New York City Serenade où il alterne les ambiances pour nous faire littéralement vivre une errance au coeur de la ville américaine. Springsteen chante ici avec subtilité, alors que le piano et l'acoustique forment une mélodie d'une rare beauté.


Si Springsteen livre sept compositions faisant partie de ses sommets (c'est dire !), la force de cet album, ce qui lui permet d'être à ce point-là génial, se trouve aussi, et surtout, dans son ambiance. Poétique et réaliste, le Boss évoque la vraie Amérique, celle des prolos et des paumés, la vie et ses plaisirs souvent simples, la route et les rêves. Il en ressort une vraie sincérité, un partage et une atmosphère prenante avec l'impression d'être à ses côtés, que ce soit lorsqu'il évoque le peuple américain ou lorsqu'il se lâche avec son fabuleux E Street Band. L'enchaînement des chansons est fluide et cohérent, sachant nous les faire vivre et savoir être bouleversante, pertinante ou dansante, donnant parfois même une irrésistible envie de taper du pied. On ressent encore la fraicheur de ses débuts tandis que les paroles sont imposantes, sublimées par la voix du Boss, sachant être rauque, subtile ou encore énergétique, et trouvent toujours le bon ton et l'équilibre parfait avec l'orchestration.


Bruce Springsteen propose avec The Wild, The Innocent & The E Street Shuffle un véritable voyage au sein de l'Amérique rurale et au coeur de la musique populaire américaine. Il est ici inspiré comme jamais et en osmose totale avec un E. Street Band capable d'enchaîner entre poésie, beauté et relâchement total. Un album d'une sincérité rare, d'un talent fou et d'une ambiance fantastique. L'un des sommets du Boss et surement mon préféré avec Nebraska, mais c'est avec l'album suivant, Born to Run, qu'il explosera véritablement aux yeux du public.

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le 5 oct. 2015

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Docteur_Jivago

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