L’évolution entre There Is Nothing Wrong With Love et le premier album de Built To Spill est étonnante, pour ne pas dire impressionnante. En fait, le son du groupe semble ne pas avoir changé, le rendu des guitares étant encore rêche, mais la surprise vient du net changement dans la composition des morceaux. En un seul disque, le groupe a compris comment épurer sa musique, éliminer le superflu et les passages grossiers, pour se concentrer sur l’essentiel, sur les mélodies et son penchant pop accrocheur. Les morceaux sont raccourcis de manière drastique, des pièces comme Shameful Dreadful et Built Too Long n’ont plus leur place.
Le groupe apprend visiblement très vite, on ne dirait pas qu’une simple année s’est écoulée depuis le premier album, on a le sentiment d’avoir affaire à un disque à la fois similaire mais en même temps complètement différent, d’une finition et d’une intelligence incomparables, beaucoup plus minutieux et visionnaire, comme si le groupe s’était trouvé, déjà. Le foisonnement brutal, le brouillon sonore, sont effacés des tablettes et remplacés par des chansons à l’accroche presque immédiate, avec des mélodies percutantes et inspirées, qui ne s’éparpillent pas et qui font preuve d’une maîtrise digne d’un groupe qui affirme là son originalité et son identité.
L’efficacité des mélodies ne se réalise pas au détriment des parties de guitares qui s’avèrent, elles aussi, nettement plus assurées et brillantes. Le mariage transcendant des mélodies déchirantes et des guitares en forme de ruptures constantes et instables commence petit à petit à se mettre en place. Dans ce registre, le groupe n’a aucun équivalent et l’énergie qui se dégage de leurs chansons quand on les découvre captive par l’équilibre déroutant mais ciselé entre la subtilité, la finesse et l’accessibilité des mélodies et les structures azimutées des guitares, d’une audace, d’une intégrité et d’une complexité foisonnante.
L’aboutissement de cette logique débouchera sur Keep It Like A Secret, mais tous les ingrédients sont déjà réunis dans There Is Nothing Wrong With Love. Chaque chanson possède une accroche unique, que ce soit en terme de mélodie, d’atmosphère ou de structure. Une fois dépassé le son encore un peu austère des guitares mixées de manière plutôt crue, on découvre de formidables chansons, des perles pop entraînantes et d’une inventivité décoiffante comme In The Morning, une broutille de moins de trois minutes qui livre un final planant (ou comment, en un titre d’ouverture planter le décor et la teneur du changement) ; The Source et ses impensables breaks explosifs au milieu d’une mélodie agonisante ; et surtout le bondissant Distopian Dream Girl, fils spirituel de Nowhere Nothin’ Fuckup avec son riff de guitare rempli de fioritures jouissives.
Le groupe développe également son penchant pour les mélodies traînantes et célestes mâtinées d’électricité, avec le magnifique Reasons, l’élégiaque Car et le torturé Cleo. On sent le groupe soucieux de composer des chansons accessibles (à l’image des simples, acoustiques et délicats Fling et Twin Falls, deux exceptions dans la discographie entière du groupe), ce qui contraste de manière étrange avec les excès de leur premier album.
C’est tellement surprenant que There Is Nothing Wrong With Love est sans doute le disque du groupe le plus classique dans sa forme, avec des chansons au format canalisé, ce qui, d’un côté, le prive légèrement de la virtuosité spontanée et libre dont le groupe est coutumier. Mais le disque ne souffre vraiment que d’une production encore un peu rustre, loin des couches épastrouillantes de guitares de Keep It Like A Secret, ne mettant pas complétement en valeur le talent de composition du groupe qui commence ici à se révéler très nettement et à affirmer sa singularité de manière brillante.