De tous les disques de la mouvance, Visions of the Country est sans doute parmi ceux qui méritent le plus littéralement l'étiquette : American Primitivism. Mais si, vous savez, ce courant musical initié par John Fahey décrivant une technique de guitare seule tissant au seul moyen de six à douze cordes des paysages luxuriants plus profonds et propres à la transe que la plupart de ce qui se fera plus tard sous le nom de Rock Psychédélique. Aux premiers rangs de cette école (dite de Takoma, du nom du label de John Fahey), Fahey himself, Leo Kottke, Peter Walker et Sandy Bull (tous deux publiés chez Vanguard)... et donc Robbie Basho. Que l'on mettra bien à part du reste, tant son approche se distingue clairement de ses comparses, sur un point au moins : sa voix. Le chant de Robbie Basho est une chose qu'on n'oublie jamais après l'avoir entendu, qu'on adore ou qu'on déteste. Doté d'un organe de ténor au vibrato tendu, Robbie Basho anime son tissage acoustique d'une puissante plainte évoquant un cow-boy chantant de l'opéra. D'aucuns y voient un art vocal se rapprochant d'un Antony Hegarty, il est difficile de leur donner tort tant le choc est comparable chez l'auditeur confronté pour la première fois à l'une ou l'autre de ces voix. Mais une fois le « goût acquis », pour reprendre une fameuse expression anglaise, on part pour un voyage sans équivalent. Et Visions of the Country, donc, nous amène sur les plates-bandes des grandes plaines américaines.


Si cette période de l'art de Robbie Basho est si particulière c'est que, comme évoqué plus haut, elle est profondément américaine, d'une façon qui n'avait pas encore été approchée par le genre jusqu'ici. L'American Primitivism, tel que vu par Fahey avant tout, consistait au premier abord à s'emparer du Blues (celui-ci se faisant d'ailleurs passer pour un bluesman noir au début de sa carrière : Blind Joe Death) pour mieux le déconstruire. De même, la majeure partie de ces guitaristes fut traumatisée par la découverte de Ravi Shankar et ses ragas, ouvrant la porte d'une musique aux puissantes vapeurs psychédéliques. Robbie Basho ne fut d'ailleurs pas le dernier à parader dans des atours blues et à donner dans le méticuleux tissage raga, sur ses premiers disques, mais l'arrivée dans les seventies l'a vue explorer une partie de l'American Primitivism qui aura été quelque peu délaissée jusque là : la country. Voie royale vers l'Amérique profonde et rurale, que décrit superbement la pochette de Visions of the Country, montrant une ferme que surplombe des collines, puis des montagnes sous une épaisse couche de nuages noirs. Déjà l'impression d'immensité nous agrippe, qui présage de ce que Basho a gravé sur ses sillons. L’Amérique aura rarement été peinte sous un jour aussi dramatique que sous le règne vocal et acoustique du mystérieux barbu. Le chant affecté du guitariste a ceci de particulier qu'il ne semble nullement égratigner le niveau des prouesses en guitares qui le soutiennent, preuve d'une capacité de concentration simplement sidérante.


Mais si la formule royale de l'homme toujours été de faire se côtoyer instrumentaux labyrinthiques et plaintes emphatiques, Visions of the Country montre une face inédite de Robbie Basho dont on commençait à douter qu'elle existe : sa simplicité. Simplicité et (quasi)sobriété, qu'on commençait à deviner au détour d'un bref « Rodeo » pour deux minutes d'une country sautillante et imagée, mais qui explose en fin de face A avec l'irruption de la sublime « Blue Crystal Fire ». Chanson d'amour bouleversante, portée par une mélodie vocale simple, répétitive, et par une suite d'accords – oui, de simples accords sans autre fioriture – d'une beauté folle. Sans aucun doute la véritable pièce centrale de l'album, devant même l'épique raga – relicat du passé expansif de Basho – « Rocky Mountain Raga » et sa cascade de notes écrasante. Autre surprise de taille : la face B qui démarre avec deux pistes qui voient Basho troquer sa guitare pour un piano lo-fi, sur lequel l'homme applique un style impulsif (la simplicité, encore une fois poignante de « Orphan's Lament ») qui rappelle par moment un style piano-bar de saloon. Plus loin, le chant de Robbie Basho se mue en un immense sifflement glaçant (immense au point de saturer complètement le micro du studio), offert en hommage à la chanteuse Yma Sumac mais qui évoque plutôt toute l'ampleur des grandes plaines américaines ; un tel sifflement, m'est avis qu'un certain Ennio Morricone s'en serait volontiers emparé pour le servir au maître Leone. Ballades, folk-songs, country, indiens navajos, rodéos, rivières tortueuses et plaines à perte de vue, canyons et feu d'un bleu de cristal, plaintes d'orphelins et cœurs brûlants, voici l'Amérique de Robbie Basho, celle qu'il nous offre en pâture, peinture parmi les plus personnelles d'une œuvre qu'on ne cesse de redécouvrir alors que la nouvelle génération de gratteux s'acharne à redonner un nom aux oubliés d'antan.


Il faut le souligner une fois de plus : comme cette pochette est bien choisie pour Robbie Basho. Pour ce quasi-anonyme public devenu monstre sacré bien après sa mort précoce, qui n'aura au fond jamais vraiment eu les pieds sur terre. Ou si peu ; juste assez pour pouvoir y prendre appui, tendre ses jambes et tenter avec le plus grand sérieux de harponner les étoiles au moyen d'un grappin dont la corde n'était faite que d'arabesques de notes consolidées par le ciment d'une voix qui donne tout, toujours, à chaque instant. Ce que Robbie Basho voit dans les paysages américains qu'il peint avec tant de gravité, c'est l'écho d'une histoire d'amour immémoriale, qui aurait résonné à travers l'espace jusqu'à la terre pour se répercuter et se transmettre de canyons en plaines, de montagnes en rivières. Visions of the Country, c'est l'histoire d'un cowboy qui rêvait des astres...

T. Wazoo

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