Il n'est pas facile de rebondir et de trouver de nouvelles inspirations après avoir atteint une certaine forme d'aboutissement : faut-il continuer à explorer la même voie ou chercher autre chose ? Retrouver ses fondamentaux pour mieux repartir à zéro ? A Ghost Is Born a la difficile tâche de répondre à ces questions, et je trouve qu'il hésite franchement à se positionner. Cet album est délicat à cerner, il est un peu à part dans la discographie du groupe (quoi que je pourrais dire cela d'autres disques), en fait il opère une sorte de transition entre l'approche atmosphérico-conceptuelle de Yankee Hotel Foxtrot et le retour vers une musique plus classique qui sera pleinement concrétisée avec Sky Blue Sky.
Le truc étrange c'est que ces deux approches cohabitent mais jamais au sein d'un seul morceau ou alors bien difficilement. On se retrouve donc avec d'un côté des morceaux plutôt longs, incarnés par les deux mastodontes que sont Spiders (Kidsmoke) et Less Than You Think - principalement composés de bruits expérimentaux, que ce soit des parties stridantes de guitare électrique pour le premier ou un drone interminable pour le second - (auxquels on peut rajouter Handshsake Drugs dans une moindre mesure), et de l'autre un bon paquet de morceaux plus simples, efficaces, posés et radieux, qui constituent finalement l'essentiel de l'album mais qui se retrouvent comme écrasés, voire cannibalisés, par les passages plus radicaux.
C'est tout le paradoxe de A Ghost Is Born, quelques passages un peu extrémistes qui forgent l'identité d'un album qui est en réalité une collection de superbes morceaux à l'écriture fantastique, modèles de mélodies efficaces et touchantes comme seul Wilco a le secret et qui font d'ailleurs partie de ce que le groupe a fait de mieux dans le genre. Company In My Back me rappelle à chaque fois à quel point j'adore ce morceau bourré d'énergie, incroyablement réjouissant et lumineux. Je pourrais en dire autant de Theologians qui est un délice auditif absolu.
En écoutant bien, en délaissant les excès pour se consacrer à la substance, on se rend compte que Wilco a rarement atteint une telle plénitude dans son songwriting, créant des morceaux à la fois purs, immédiatement accessibles et en même temps très riches, avec un son chaleureux, organique, comme si le groupe avait atteint une sorte d'essentiel dans le naturel, la simplicité et la rusticité qui caractérisent les origines de sa musique. Délaissant les textures sonores de Yankee Hotel Foxtrot, Wilco renoue ainsi avec un son plus brut, plus spontané, comme en témoignent les interventions parfois fulgurantes de la guitare électrique, qui vient par exemple transformer la douceur presque atone de At Least That's What You Said en morceau épique et déchirant.
Tout cela annonce Sky Blue Sky mais c'est ici plus ample, que ce soit dans les saillies électriques, ou dans les nombreux titres plus délicats, car le son semble plus spacieux, plus naturel, mieux capté et un peu moins calibré. Les morceaux prennent le temps d'occuper l'espace, là où les titres de Sky Blue Sky sont plus efficients. Le piano joue également un rôle essentiel dans cette ambiance en clair-obscur, épurée, belle et intense, d'une sensibilité toute électrique. Cet instrument n'a jamais été aussi présent dans la musique du groupe, cela se ressent dans l'aspect très rafraîchissant et bondissant de certains morceaux et dans la mélancolie raffinée qui transparaît sur d'autres.
Mais bon, voilà, il est difficile d'ignorer les deux pavés sonores du disque qui brouillent les pistes à chaque écoute. L'équilibre de l'album est donc très étrange et perturbant, le juste milieu n'existant pas. Il faut avouer que Spiders et Less Than You Think sont des morceaux quasiment inécoutables pour le commun des mortels. On pourrait n'y voir qu'un prolongement des expérimentations introduites par Yankee Hotel Foxtrot mais c'est plus que cela, c'est vraiment autre chose. Là où les quelques dissonances du précédent album restaient accessibles et agréables, participant à l'atmosphère des morceaux, Wilco n'a ici jamais été aussi loin dans la radicalisation de sa musique, flirtant avec le bruitisme le plus décomplexé et libérateur... voire irritant et facile, ce qui est difficile à croire de la part d'un groupe comme Wilco, aussi attaché à l'épure musicale des racines country rock.
Je n'ai peut-être pas assez d'écoutes à mon actif pour avoir un avis bien tranché sur A Ghost Is Born, toujours est-il que cet album continue un peu à m'échapper. J'ai déjà mis du temps à comprendre qu'il ne se résumait pas à ses excès, mais j'ai toujours du mal à voir où il veut en venir. La qualité est là, bien réelle, on peut rajouter quelques perles au répertoire déjà fantastique de Wilco (At Least That's What You Said, Hell is Chrome, Company In My Back, Theologians), toujours avec ce sens si particulier de la mélodie alliant sensibilité, décontraction et intensité. Mais il ne se dégage pas de cohérence de l'ensemble, ou en tout cas j'ai du mal à la percevoir, là où l'unité d'un Yankee Hotel Foxtrot, ou même d'un Being There et d'un Sky Blue Sky m'apparaissent plus frappantes.
S'il fallait chercher une évolution ou une ligne directrice dans A Ghost Is Born, elles seraient peut-être à chercher dans la décomplexion qui ressort de la musique. Là où Wilco s'appliquait jusque-là à dépoussiérer un style prenant ses sources dans la country par petites touches personnelles et de subtiles variations, il explose les barrières et se laisse aller à quelques excès, en éclatant le carcan parfois trop propret de l'americana à coup de grandes envolées expressives voire démesurées. C'est aussi pour cela que l'album donne l'impression de partir dans tous les sens.