Trois ans d'écriture et de développement conjoint avec le jeu ont permis à la musique d'ABZÛ de prendre sa forme définitive. Trois années d'émulation à la poursuite de la beauté, de l'osmose la plus aboutie. Un voyage semble-t-il tortueux et tout sauf facile, mais dont Austin Wintory, artiste décidément passionnant, est finalement venu à bout, pour le plus grand plaisir de nos esgourdes. Car le compositeur de Denver fait partie de ceux qui ne se contentent plus d'offrir une simple trame sonore aux environnements vidéoludiques. De la même manière que chez un Olivier Derivière par exemple, la musique doit être intimement liée au gameplay, aux actions du joueur, à ce qui se passe à l'écran: elle est à la fois dynamique et interactive. Malgré tout, elle parvient également à vivre seule, sans préjudice aucun, grâce au travail de réarrangement opéré par Wintory pour l'album. On plonge, le temps d'une petite heure, dans les eaux d'un monde fascinant où l'imagination est reine.
Le jeu se déroulant exclusivement sous la surface marine, on aurait pu s'attendre à ce que la démarche du compositeur soit centrée sur cet univers si particulier, en cherchant expressément à en illustrer les différents aspects. En réalité, Austin Wintory s'attache plutôt à rendre compte de l'émotion et de la magie que renvoie cet environnement: pour lui et Matt Nava (le créateur du jeu), c'est le rêve suscité par la plongée, et non la plongée en elle-même, qui constitue l'essence d'ABZÛ. La musique de Wintory incarne donc l'énergie et le mystère de ce monde aquatique considéré dès l'origine comme une véritable entité vivante, foisonnante de vie et de couleurs. Il se trouve cependant que par le choix des instruments, des techniques utilisées par les musiciens, et par la magie de son écriture, l'américain nous permet, même si ce n'était pas son intention directe, de nous sentir immergés dans les profondeurs océaniques d'une simple écoute de l'album.
Un jeu, un instrument phare. Si celle de Journey était le violoncelle, la star de la bande originale d'ABZÛ est incontestablement le hautbois de la soliste Kristin Naigus. Il interprète le thème principal du jeu, exposé dès la piste d'ouverture ("To Know, Water") et revisité à plusieurs reprises par la suite. Au son de la mélodie et du timbre de l'instrument, d'aucuns songeront irrémédiablement au thème légendaire du Tomb Raider de Nathan McCree, si classieux et apaisant. La ressemblance est toutefois fortuite, et la distraction engendrée est rapidement intégrée puis reléguée au second plan, tant ce thème présente une identité propre et durable. C'est là le matériau musical de base, le premier écrit et enregistré chronologiquement, à partir duquel Austin Wintory a ensuite pu développer l'intégralité du score. Le thème illustre l'histoire de la protagoniste du jeu, la plongeuse. Il m'évoque le mystère qui entoure ce personnage, sa fragilité, son innocence, mais aussi sa sagesse, ses origines et sa destinée.
Le second acteur majeur de l'oeuvre est un ensemble de harpes formé de 7 instrumentistes, enregistré à Londres, introduit lui aussi dès la première piste. Wintory a choisi cette section dans le but d'évoquer le fourmillement de la vie océanique, sa diversité, sa vivacité, dans une approche complètement à l'opposé de celle d'un Journey dépourvu de toute forme de vie sauvage. Il y parvient grâce au nombre des harpistes et au recours au bisbigliando (une technique de jeu propre à certains instruments, dont la harpe, qui donne l'effet d'un roulement des notes) retranscrivant merveilleusement cette sensation d'explosion extraordinaire des couleurs et des formes, issues de la diversité des êtres qui se meuvent avec fluidité et virevoltent autour de nous. Au début du processus créatif, le compositeur envisageait d'ailleurs de n'écrire que pour les harpes, avant de se raviser et d'introduire d'autres participants, dont une partie du Nashville Scoring Orchestra, formation ayant notamment oeuvré dans le passé sur des jeux tels qu'Ori and the Blind Forest ou The Last of Us. Avec ses cordes, bois, et percussions métalliques, l'orchestre nous offre la perception de l'énergie impalpable du biome marin, et ne manque pas de m'inspirer la vision douce et dans le même temps terriblement intimidante des oscillations perpétuelles de ses eaux.
A mon sens, le grand point fort de ce travail d'orfèvre est à rechercher du côté de l'autre vedette de ce score, à savoir les choeurs, constitués par les London Voices. Ces voix féminines et masculines éthérées sont présentes tout au long de l'album, quoiqu'avec une importance évolutive. Après une apparition remarquée dans "To Know, Water", les choeurs se font distants, contenus, mais toujours bien présents, un résultat obtenu par l'application d'une égalisation conséquente ayant pour effet de les faire sonner étouffés. Ils reviennent cependant soudainement et avec splendeur au premier plan dans "Their Waters Were Mingled Together", véritable rodéo émotionnel où les voix explosent avec l'orchestre pour offrir une performance grandiose au cours de dix minutes d'apothéose. Ils concluent enfin l'album de manière sereine, avec notamment une magnifique reprise du thème principal dans "Then Were Created The Gods In The Midst Of Heaven", entièrement a cappella.
La qualité d'écriture pour ces voix tient en un mot: sublime. Le raffinement ainsi exalté fait naître chez moi une grande quiétude et m'invite à la révérence face à un monde inaccessible et débordant de beauté, à l'émerveillement face à la vitalité pure dont il regorge. Mais bien au-delà encore, les choeurs ont vocation à conférer au jeu une dimension littéralement magique, mystique, de transcendance spirituelle. Ils personnalisent la sagesse de l'océan, autrement dit l'abzu, l'océan souterrain primordial d'eau douce, dans des pistes comme "Heaven Was Not Named", "And The Earth Did Not Yet Bear A Name" et "No Destinies Ordained". Et pour cause: les titres de ces pistes sont issus du texte fondateur du jeu, dérivé de la première tablette de l'Enûma Eliš, le mythe babylonien de la création du monde. La prouesse d'Austin Wintory est d'aller jusqu'à faire chanter le poème par les choeurs dans les deux dernières pistes, en Suméro-Akkadien. Une approche assez unique en son genre, troublante, et sincèrement subjuguante, qui sonne presque New Age. Une réussite totale.
Au fil de l'écoute, les compositions dévoilent toute une gamme d'émotions, et se succèdent sans s'essouffler. Vives et enjouées dans "Delphinus delphis", "Myliobatis aquila" ou "Ichtyosaurus communis"; majestueuses et langoureuses dans "Caranx ignobilis", "Architeutis", ou "Balaenoptera musculus" (cette piste a d'ailleurs été la base d'une séquence de jeu spécialement construite autour d'elle !); ou encore caverneuses et mystérieuses dans "Arandaspis prionotolepis" et "Elasmosaurus platyurus". Mais si l'essentiel du jeu et de la musique relèvent d'une démonstration de beauté, certains passages revêtent un aspect sombre, inquiétant et même menaçant. Ce que véhicule du reste "Chaos, The Mother" par l'irruption brutale de l'électronique et d'une voix soliste qui permettent à la musique d'emprunter un courant plus atonal, moins mélodique, presque malaisant. En écoute isolée, la piste peut dérouter en première approche, car elle amorce un virage serré et inattendu. Passée cette surprise, on comprend néanmoins qu'elle fait partie d'un tout, du même univers, et qu'elle est en réalité tout à fait à sa place. Le bouleversement du bel équilibre marin est donc expérimenté aussi bien par le joueur que par l'auditeur. Et grâce aux magiciens Nava et Wintory, ils assisteront tous deux à sa magistrale renaissance.
Verdict
Dans la grande famille des scores aquatiques, celui d'ABZÛ se taille une place de choix. En s'adressant directement aux émotions, il libère l'imaginaire, se pare d'une élégance à se damner, et fait montre d'une maîtrise parfaite de l'écriture vocale et orchestrale. L'écoute isolée est éminemment plaisante, mais l'expérimenter au sein du jeu, c'est vivre une expérience hors du commun, à l'issue de laquelle ce dernier et la musique ressortent magnifiés après s'être continuellement nourris et sublimés l'un l'autre. Non content d'avoir déjà marqué le monde de la musique de son empreinte en 2012 avec Journey, Austin Wintory compose à 32 ans une véritable merveille qui surpasse pour moi l'oeuvre qui l'a révélé au plus grand nombre, avec laquelle j'ai pour l'instant beaucoup moins d'affinité. Je tiens là mon score favori de l'année 2016 (tous supports confondus), devenu l'un de mes favoris tout court. Une b.o. de chevet que j'apprécie toujours autant un an plus tard, et qui me suivra pour le reste de mes jours de béophile.
Chef-d'oeuvre.
A voir: une vidéo proposée par Austin Wintory dans laquelle il explique brièvement son approche.
Et ici, une seconde montrant les sessions d'enregistrement.
Et là, une analyse beaucoup plus poussée du score, in english.
Et pour information, je reprends également ici les lignes de l'Enūma Eliš utilisées par le compositeur, et qui figurent sur son bandcamp (avec une proposition de traduction française issue de cet ouvrage):
1 enūma eliš lā nabû šamāmū
2 šapliš ammatu šuma lā zakrat
3 apsûm-ma rēštû zārûšun
4 mummu tiamat muallidat gimrišun
5 mêšunu ištēniš ihiqqū-ma
6 gipāra lā kiṣṣurū ṣuṣâ lā še'û
7 enūma ilū lā šūpû manāma
8 šuma lā zukkurū šīmatu lā šīmū
9 ibbanû-ma ilū qerebšun
1 Lorsqu'en haut le ciel n'était pas encore nommé
2 Qu'en bas la terre n'avait pas de nom [ils n'existaient pas],
3 Seuls l'Apsū [l'océan d'eau douce] primordial qui engendra les dieux,
4 Et Tiamat [la mer] qui les enfanta tous,
5 Mêlaient leurs eaux en un tout.
6 Nul buisson de roseaux n'était assemblé, nulle cannaie n'était visible [la végétation n'existait pas],
7 Alors qu'aucun des dieux n'était apparu,
8 N'étant appelé d'un nom, ni pourvu d'un destin,
9 En leur sein, des dieux furent créés.