Par où commencer ?
Je pourrais me contenter de parler de musique, mais All Is Weird and Ridiculous est un album tellement singulier qu’il a soulevé, chez moi, des réflexions qui vont bien au-delà d’un simple avis. Tout ce que je vais tenter d’écrire ne concerne que mon rapport personnel à cet album et au contexte qui l’entoure.
Mais commençons par le commencement. Je suis un fondu du site Rate Your Music - c’est sans doute le seul site, avec Sens Critique, sur lequel je vais tous les jours. Je passe des heures à arpenter les charts dans le but de découvrir de nouvelles musiques et suivre les sorties. Le début de l’année est une période très particulière puisque les charts sont trustés par des groupes peu connus qui ont eu la chance de sortir un album aussi tôt dans l’année. J’ai parfois l’impression que c’est même une stratégie chez certains pour se distinguer, sortir d’un relatif anonymat et attirer des personnes qui ne se seraient jamais intéressées à leur musique sans cela. Je ne sais pas si Rate Your Music peut avoir une influence capable d’infléchir le poids des stratégies marketing de l’industrie, mais j’imagine que certains groupes ont pu se faire une petite place au soleil l’espace d’une poignée de semaines / mois et gagner ainsi quelques auditeurs.
En tout cas, c’est de cette manière que j’ai découvert All Is Weird and Ridiculous, album du groupe français Le Reste, puisqu’il pointait à la 11ème place du classement des albums 2025 en date du 21 janvier. Il risque de rentrer dans le rang au fil des semaines, mais c’est déjà fantastique qu’il ait émergé à ce niveau. Je n’avais jamais entendu parler de Le Reste. J’aurais pu, j’aurais dû, même, car sous ce nom se cache en réalité un membre très actif sur Rate Your Music, que je suis depuis plusieurs années et dont j’adore les critiques. Cette personne a un talent incroyable, ses textes font partie de ce que j’ai lu de plus intéressant et drôle sur RYM et même sur les internet français en général. Si vous voulez aller le lire (et je vous y invite sérieusement), cherchez Ghost_Train sur Rate Your Music (à noter qu’il a aussi un compte Sens Critique sous le pseudo leaids).
Quand je me suis rendu compte que l’album qui trônait fièrement à la cime des charts 2025 était l'œuvre d’une personne que je lis depuis plusieurs années, j’ai été surpris. J’ai mis quelques minutes à faire le lien entre le nom du groupe, l’autre projet du gars (Le Aids), son véritable prénom (Emilien Villeroy) et le pseudo Ghost_Train, comme si j’étais en train de tirer le fil d’une pelote de laine. Je ne savais pas qu’il faisait de la musique, et surtout une musique capable de percer à ce point. Parler de choc est un bien grand mot, mais j’étais très curieux d’écouter ce All Is Weird and Ridiculous.
La première écoute n’a pas été une révélation, mais l’album contient suffisamment d’accroches pour éveiller l’intérêt, à commencer par l’excellente introduction, Life, morceau pop à l’énergie enjouée et communicative, porté par un riff de piano irrésistible et une mélodie bien écrite. Le piano est sans doute l’instrument le plus important de l’album, il vient régulièrement illuminer les morceaux ou les twister par des motifs qui paraissent simples mais qui apportent une véritable fraîcheur, une originalité décalée dans la manière de structurer les chansons.
All Is Weird and Ridiculous est un album d’indie pop, il propose des titres plutôt efficaces et directs, dynamiques et entraînants, apportant suffisamment de soin aux mélodies et aux arrangements pour donner de la matière à la réécoute. L’écriture se révèle petit à petit, les structures de certaines chansons sont fouillées, blindées de micro-ruptures et de variations mélodiques brillantes. Life est fantastique de ce point de vue, mais un titre comme By the Window n’est pas en reste, avec ses transitions incroyablement satisfaisantes. Ces deux titres sont sans doute mes préférés de l’album, en tout cas je trouve que ce sont les plus complexes et réussis formellement.
Les autres titres peuvent paraître plus classiques, ou plutôt moins subtils sur ces fameuses transitions et combinaisons de mélodies. Enfin, s’ils ne sont pas aussi fulgurants, chaque morceau de l’album possède une véritable identité - signe d’une écriture réussie - et réserve des passages intéressants et accrocheurs, susceptibles de rester collés au fond du cerveau durant plusieurs jours. Je pourrais parler de l’énergie directe de Splendid, du pont qui s’emballe de The Cold, de l’atmosphère cosmique de Your Piano, des rengaines bondissantes de Piece of Shit et One Step at a Time, de l’improbable mash-up “OST de Sonic x 99 Luftballoons” que constitue New World Now ou du très Kinksien Saturday. Au final, j’ai appris à apprécier chaque morceau, et mis à part Going Oblique - très marqué par la musique new wave des années 80 - l’ensemble est très homogène en termes de sonorités et de qualité. Il n’y a aucun moment réellement faible.
Je n’ai aucune idée de la manière dont l’album a été produit. J’imagine qu’on parle d’une œuvre réalisée par un musicien amateur ou semi-amateur. Avant cela, Emilien Villeroy a déjà publié des albums sous le pseudo Le Aids ou dans le duo Les Jolies Choses, mais je ne sais pas s’il arrive pour autant à vivre exclusivement de sa musique. All Is Weird and Ridiculous n’est pas parfait si on le juge au regard d’enregistrements professionnels aux moyens bien plus conséquents : la production manque parfois de souffle et de contraste, certaines sonorités paraissent comprimées et le chant montre ses limites ici ou là. Mais l’intelligence de l’écriture et la finesse des compositions permettent de dépasser ces simples considérations techniques. L’album n’a pas à rougir face à la production musicale actuelle - loin de là - et si on se contente de regarder la scène pop française, il est évident que Le Reste mériterait une reconnaissance plus grande que la tonne d’artistes et de groupes insipides qui abusent de notre temps de cerveau disponible.
On peut ergoter sur le fait qu’avec d’autres moyens techniques et financiers, Le Reste pourrait réaliser une musique encore plus grandiose, exploitant à fond son potentiel formidable. Mais s'attarder sur ces considérations serait rater le cœur du projet. J’en ai pris conscience en prenant le temps de lire les paroles des chansons, chose que je fais rarement (à tort, je le sais). Le déclic est arrivé avec le morceau The Last Time I Was Happy. Ce morceau est la clé de voûte qui structure et éclaire la raison d’être de l’album. Les paroles sont terrassantes. Ce qui m’a intrigué, à l’origine, ce sont l’introduction et la conclusion, les seules parties chantées en français de tout l’album. C’est en lisant l’ensemble des paroles que j’ai compris : ces mots ne sont pas ceux de Le Reste, mais ceux de son amour disparu, emporté par la maladie, des mots retrouvés par hasard dans un téléphone désormais orphelin, abandonné. De là, remontent des souvenirs du jour où ces mots ont été écrits, d’un rivage, de détails insignifiants d’un dernier instant de bonheur dont on prend conscience quand il est déjà trop tard, et des moments qui s’effacent petit à petit de notre mémoire, malgré tous les efforts que l’on fait pour les retenir. L’agilité avec laquelle le récit progresse est bouleversante, les images sont précises, frappantes, on saisit la détresse, le cheminement de la pensée, les associations d’idées, les émotions écrasantes, déclenchées par la lecture d’un bref poème, les souvenirs et le manque de l’être aimé qui tournent en boucle, jusqu’au point de non retour, au dernier jour passé ensemble, sous forme de catharsis déchirante. L’avant dernier couplet est à la fois sublime et foudroyant, les paroles, la sensibilité et l’atmosphère qui en émanent - la description des derniers moments passés avec l’être qui nous est le plus cher au monde - me rappellent d’une certaine manière le Sufjan Stevens de Carrie & Lowell (je pense notamment au morceau Fourth of July).
The Last Time I Was Happy est le morceau fondamental de All Is Weird And Ridiculous, mais en fait c’est l’album dans son ensemble qui traite du deuil et de la perte. Le Reste a en effet perdu sa partenaire, avec laquelle il formait notamment le duo Les Jolies Choses et qui partageait très certainement sa vie. All Is Weird And Ridiculous est le genre d'œuvre impossible à dissocier de son contexte. A la lumière de cet évènement, les chansons prennent un nouveau sens, plus profond et viscéral. Tous les textes tournent autour de l’idée du deuil, de la mort, de la mémoire, de la vacuité de l’existence. Les sujets sont abordés sans ambiguïté, j’aime beaucoup cette dimension sincère, directe, il n’y a aucune tournure poétique obscure, aucun symbolisme à décrypter - le travers de beaucoup de musiciens qui écrivent des textes souvent compliqués à ressentir, surtout quand on rajoute par-dessus la barrière de la langue. Ici, on comprend les situations, on ressent les émotions, les mots et les formules claquent car elles décrivent des idées et des impressions dont on se sent proche, que l’on perçoit avec acuité. En cela, je trouve que Le Reste est fidèle à son avatar Ghost_Train et à son sens des formules. Les paroles sont remplies de phrases mémorables. Une nouvelle fois, j’aime beaucoup les progressions des différents récits, les refrains évoluant souvent par petites touches, un ou deux mots modifiés suffisant à transformer subtilement l’impression laissée par un passage, soulignant le changement d’état d’esprit du narrateur entre le début de la chanson et sa conclusion.
Je pourrais prendre chaque chanson en exemple. Sur Piece of Shit, Le Reste se traite de pire merde au monde, se rappelant les moments où il n’a pas été à la hauteur de l’amour de sa partenaire :
i, i’m a fucking piece of shit
well i know, i am such a piece of shit
i know, i’m a fucking piece of shit
and now there’s no one who could tell me otherwise
yeah now there is no one, there’s no one, there's no one
Puis plus loin les refrains infléchissent le sens de la dernière phrase du refrain :
and now there is no one i could trust when they deny that
and you hated when i said i was a stupid piece of shit
but now you are not there to tell me otherwise
Avant de conclure - porté par les souvenirs des paroles rassurantes de sa partenaire :
maybe i was wrong, maybe you were right
i’ll try to keep that in mind
perhaps, i’m not such a piece of shit
you told me, i was not a piece of shit
so i’ll try, not to be a piece of shit
you said so, so i'll let your voice drown out mine
All Is Weird And Ridiculous est un album très dur, mais Le Reste a choisi d’exorciser la douleur en composant une musique positive, qui déborde d’énergie et peut paraître très joyeuse si on demeure à la surface des choses. Le contraste entre l’entrain pop de la plupart des titres et la noirceur des paroles produit un résultat ambivalent mais réussi : on est attiré par l’accessibilité des mélodies et des rythmes, puis on est aspiré par un puits sans fond de souffrances et de haine de soi impitoyables mais à aucun moment misérabiliste. Un album moins entraînant avec un thème aussi sombre aurait pu sombrer dans le pathos et le cliché. Ce contraste entre la luminosité de la musique et la noirceur des thèmes n’est pas sans rappeler le Eels de Electro-Shock Blues. D’ailleurs Le Reste conclut également son album sur une note plus positive avec New World Now. Alors que The Last Time I Was Happy semblait être une conclusion idéale, un climax insurpassable, New World Now relance la machine avec son énergie électrique et sa ligne finale porteuse d’espoir (“it’s time for a new world now”) - même si cet espoir a du mal à émerger d’un texte auto dépréciatif ("but it takes no skills to watch nor to give ratings on art, why should i be proud of that? why should i be proud of that? passive as fuck, passive as fuck, such a total waste of life") - ligne finale qui semble faire écho aux derniers mots de P.S. You Rock My World sur Electro-Shock Blues : “And maybe it's time to live”.
En tout cas, Le Reste traite avec beaucoup de justesse, de subtilité, de variation et de sensibilité, le thème du deuil, de la mort, et de l’errance existentielle. Si ces questionnements ont été exacerbés par la perte traumatique à l’origine de l’album, j’ose croire qu’ils étaient déjà présents en sourdine chez Le Reste, comme une petite musique qui reste sans cesse dans un coin de la tête. C’est en tout cas une chose qui se ressent parfois à la lecture des textes qu’il publie sur Rate Your Music, qui demeure après tout “l'œuvre de sa vie”, d’après ses propres mots, à moitié ironiques. Je pense que c’est aussi pour cela que je me sens aussi proche de cette musique et de ce que raconte Le Reste ici. J’imagine que de nombreuses personnes qui écrivent sur internet aspirent au fond à autre chose, à traduire, à transmettre un ressenti, mais bien souvent le seul moyen à portée consiste à parler des œuvres des autres. Avec cette pratique vient également le fait de s’abreuver, de se divertir en continu, d’accumuler les films, les albums, les BD, les livres, les jeux vidéo, et de ne se définir au final qu’à travers cette somme d’oeuvres et de la parole prêchée que l’on s’imagine révéler au monde. Sur internet. Seul sur une île perdue au milieu de l’océan. Avec la conscience au fond que tout cela est vain et inutile. Le Reste évoque tout cela bien mieux que moi, que ce soit sur Splendid (“rewatching james bond movies, blasting music all day, you may be dead inside but at least you’re entertained”), sur One Step At A Time (“hey buddy boy, how's it going man? listened to every billy joel record? you didn't have to, but ok, of course you play the piano, it keeps the cogs turning but regular showers and eight hours sleep can also really improve your day”) ou sur New World Now.
C’est rare, et donc précieux, de voir un artiste évoquer ces sujets qui peuvent paraître triviaux. Les musiciens établis sont souvent déconnectés de cette réalité, et n’abordent jamais ces questionnements et le vide existentiel, liés finalement au fait de vivre dans une société du divertissement quand dans le même temps on a du mal traduire notre sensibilité et nos idées autrement qu’en donnant notre “avis”, en espérant trouver un écho dans le néant d’internet. Le fait de trouver un public, de trouver sa voie artistique, implique sans doute de balayer ces sujets de la table. Je pense souvent à une citation de Theodore Roszak, qui est reprise dans le livre Into the Wild et qui dit ceci : “Après tout, c'est peut-être une mauvaise habitude des gens talentueux et créateurs de s'investir dans des activités pathologiquement démesurées qui fournissent des perspectives remarquables mais ne constituent pas un mode de vie durable pour ceux qui sont incapables de traduire leurs blessures psychiques en un art ou une pensée significatifs.” J’imagine que cette idée peut s’appliquer chez un certain nombre de personnes et expliquer parfois la difficulté à trouver du sens dans ce que l’on fait.
Cela pourrait expliquer en partie la dimension foncièrement auto dépréciative de certaines chansons de All Is Weird And Ridiculous. D’ailleurs, Le Reste aurait voulu plus, un meilleur album, plus fort, plus triste, beau, intense, à la hauteur de son amour perdu, comme s’il était effectivement incapable de traduire formellement les pensées déchirantes qui le traversent. Ce sentiment est compréhensible. Comment évoquer le deuil à la mesure des émotions insondables dans lesquelles il nous plonge ? Si c’est indéniablement difficile, et qu’il est tout aussi difficile de traduire une blessure psychique en un art ou une pensée significatifs, certaines personnes ont également plus de talent que d’autres. Le Reste en fait partie. Ce qu’il fait avec les chansons de All Is Weird And Ridiculous est une immense réussite et la preuve d’un talent énorme. Composer une telle musique, écrire de telles paroles, est un accomplissement, et traduit une incroyable capacité à exprimer une sensibilité et à capter des émotions qui donnent du sens à une vie. Parfois, cela ne suffit pas à redonner confiance ou goût à la vie à ceux et celles qui font du doute un des fondements de leur manière d’être au monde, mais peu importe les considérations : All Is Weird And Ridiculous est définitivement à la hauteur. De tout.
it was hell, yeah, but still, you were here and you breathed
it was the last time i was happy