Je crois bien que nous avons perdu aujourd'hui le goût de certaines profondeurs, qui nous effraient désormais. Nos ancêtres plongeaient régulièrement dans les mystères du monde : ils avaient imaginé des rituels et des symboles capables de ramener leur attention sur le cosmos, sur l'étrangeté des choses, sur cet étonnement, décrit par Heidegger, d'être dans un monde bizarre et terriblement — tragiquement — muet.
Il est des hommes qui ont remis le doigt sur l'étrangeté du monde, sur la bizarrerie de la vie, et qui lui ont consacré un art inspirant et inspiré. Phénomène inattendu, dont les racines sont, d'ailleurs, tout sauf nobles. Ces gens ont eu le bon goût de maintenir leur art dans l'ombre ; ils ont aussi eu l'heureuse intuition de faire un pas de côté qui, pour certains en tout cas, n'est rien moins que salutaire. Aujourd'hui, hélas, tout ce qui luit au soleil empeste la décomposition.
« Fuis là-haut où souffle un vent rude et fort ! »
Nous y voici donc : un déluge de notes froides, un fracas rageur, un souffle spectral, comme résonnant dans les montagnes. Et encore : des touches de brume, des sapins sur les hauteurs, la pluie battante, le ciel bas et noir, la mer grise, la côte sauvage, les chardons le long d'une route, le verglas sur le bitume, les flaques d'eau et la boue, la roche au-dessus des alpages, le gel nacré dans les prés au matin — l'immensité muette scrute l'âme perplexe, mais émue. C'est certain : le monde est double...