“Impulse a refusé de publier le thème Attica blues en 45 tours simple. J’en ai discuté avec un des responsables. Il m’a répondu : S’il nous faut choisir entre vendre un de vos disques, Archie, et vendre du Fleetwood Mac vous savez bien ce que nous choisirons et ce qui se vendra le mieux ». Archie Shepp
Un an plus tôt la réalisation de cet album, une rébellion éclata à la prison d’Attica pour protester contre l’exécution de George Jackson, militant des Black Panther, par les gardiens de la prison de San Quentin, en Californie, alors qu’il faisait une tentative d’évasion. Ce mouvement s’étend aux revendications pour l’amélioration des conditions de détention, jugées souvent inhumaines ou dégradantes. Lors de la révolte, quarante-deux gardiens sont pris en otage. Un bain de sang suivit, qui causa la mort de dix gardiens et vingt-neuf prisonniers. William Kunstler, homme engagé et ancien avocat d’Angela Davis, devient médiateur auprès des prisonniers accusés d’avoir participé à la révolte, il participe aussi à l’enregistrement de cet album en tant que narrateur.
Archie Shepp est un homme engagé et il ne peut se désintéresser de la lutte du peuple noir pour l’égalité des droits, c’est donc tout naturellement qu’il épouse la cause des prisonniers et les rejoints dans leur lutte pour la dignité et l’égalité. Ce projet, Shepp ne l’a pas mené seul, pour écrire la musique il est aidé par Cal Massey et pour écrire les paroles, par le batteur Beaver Harris qui a grandement participé à leur élaboration. C’est aussi ce dernier qui interviendra auprès du médiatique William Kunstler afin qu’il participe à l’album. La liste des participants est d’ailleurs pharaonique, les musiciens les plus talentueux sont présents et l’album a reçu un accueil particulièrement chaleureux…
Il bénéficie d’une « aura » particulière et est encore aujourd’hui cité dans un grand nombre de listes : En vrac, dans les « indispensables » d’Archie Shepp, et souvent même, il est présenté comme son « meilleur album », mais aussi parmi les « cent meilleurs albums de jazz » ou encore les « meilleurs albums de Free Jazz »… Bon à titre personnel je ne partage pas tout à fait ces avis-là, mais on peut cependant les émettre en toute sincérité, c’est même, par bien des aspects sûrement mérité.
Ce n’est pas un album de free jazz, il se situe dans la lignée de Things have got to Change et puise ses racines dans la soul et le blues. Moins radical que son prédécesseur, il procède d’une alchimie moins abrupte et marque un pas vers les airs de «Broadway », particulièrement dans l’emploi des instruments à cordes. L’album ouvre avec la chanson titre « Attica blues », sur un rythme très funky, aux accents d’une guitare électrique, les chœurs s’activent derrière la chanteuse Henry Hull (aka Carl Hall) qui chante un rhythm’n blues effréné, toute la masse orchestrale est mise à contribution et l’adhésion est immédiate et totale, on ressent une véritable tension tout au long de la chanson qui porte en elle force et puissance, on comprend pourquoi Archie Shepp voulait faire de ce titre un single, il en a en effet toutes les qualités…
L’avocat William Kunstler dit ensuite ce texte de Beaver Harris :
"Ce n’est que lorsque la nature n’a pas son équilibre naturel
Que je me sens concerné par l’âme humaine
Certains pensent qu’ils sont dans leur droit
Quand, en ayant le pouvoir, ils prennent la vie d’un homme noir
Mais laissez-moi vous donner mon sentiment
Ce qui n’est pas naturel n’est pas réel"
Le morceau suivant Steam est proposé en deux parties séparées par une intervention orale de Bartholomew Gray accompagné par un magnifique solo de basse de Jimmy Garrison. La prestation de Joe Lee Wilson si belle et intense sur l’album précédent se situe ici dans un registre différent. Le baryton militant fait place au crooner et j’ai toujours eu un peu de mal à m’habituer à ces ballades entourées de violons, malgré l’accompagnement rythmique de haute tenue et le très beau solo d’alto que joue Archie. Steam évoque son jeune cousin alors âgé de quinze ans qui fut victime de la répression policière alors qu’il manifestait pour les droits civiques. La seconde partie de Steam, très lyrique, se situe dans le prolongement de la première.
Le Blues For Brother George Jackson est donc un hommage rendu à l’homme dont la mort déclencha cette rébellion. C’est un titre enlevé au rythme trépident, figurant presque la bande son d’un film d’action, d’ailleurs ce titre n’est pas sans évoquer Isaac Hayes. A l’écoute de ce morceau et de la perfection globale atteinte lors de ces sessions, on réalise le niveau exceptionnel auquel est parvenu Archie Shepp dans l’arrangement des morceaux. Il a toujours eu une immense admiration pour Duke Ellington, et a su se faire honneur à son modèle.
Ballad for a child s’accommode mieux des violons, la voix de Hury Hull et le saxophone de Shepp y font merveille, gorgeant d’émotion la triste ballade:
« Je préfèrerai être une plante sur cette terre / Vous pouvez transplanter une plante et elle peut se développer librement / Mais l'homme qui a été transplanté ne le peut pas / Vous pouvez donc comprendre pourquoi je préfèrerai être un arbre avec des branches et des feuilles et croître librement / Si l'homme avait le choix avant d’être exploité alors sa progéniture ferait mieux que respirer / N 'est-ce pas une honte ? »
Good Bye Sweet Pops est un hommage à Louis Armstrong de la part du trompettiste et compositeur Cal Massey. La pièce a beaucoup d’emphase et un certain lyrisme emprunt d’une douce nostalgie insouciante.
Quiet dawn est chanté par la fille de Cal Massey, alors âgée de sept ans. La chanson est absolument envoûtante, avec une très grande maîtrise vocale de l’enfant, qui donne un aspect un peu surréaliste à la chanson. C’est l’un des moments forts de l’album, un titre rare !
Définitivement un très grand album d’Archie Shepp !