Berlin
7.3
Berlin

Album de Zenzile (2014)

Zenzile + Berlin, symphonie d’une grande ville : le son saturé de l’industrialisation

Forme hybride, le ciné-concert est cette rencontre entre le cinéma, souvent muet et la musique qui donne naissance à une expérience artistique inédite. D’abord performeurs du dub, les membres du groupe Zenzile formé à Angers, excellent depuis quelques années dans cet art nouveau. En 2010, le groupe greffait ses riffs à l’œuvre expressionniste Le Cabinet du Docteur Caligari, réalisé par Robert Wiene, en 1920. Berceau de l’expressionnisme, l’Allemagne, semblait, dès lors, pour Zenzile, se présenter comme le laboratoire prometteur d’expériences euphorisantes. Et déjà, l’audace du groupe faisait vibrer l’armature des Nefs de Nantes, ces grandes halles industrielles qui servaient, du début du XXe siècle jusqu’en 1987, à la construction navale. C’est donc une surprise quelque peu étouffée mais des airs exaltés qu’a suscité l’annonce de la nouvelle expérience de ciné-concert de Zenzile : son interprétation sonore du film Berlin, symphonie d’une grande ville, de Walter Ruttmann, sorti en 1927. De sa dernière performance, Zenzile conserve le thème de la folie et les structures métalliques industrielles qui ont abrité, en 2010, son ciné-concert, à Nantes. Si le réalisme absolu cherche à s’imposer, l’expressionnisme résiste dans les déformations de la réalité que suscite l’aliénation issue de l’industrialisation berlinoise, telle que la dépeint Ruttmann. Déformées, les images de la ville en ébullition le sont également, entrecoupées de tourbillons hypnotiques, symptôme d’une satiété visuelle nauséeuse, accentuée par les guitares saturées de Zenzile. Son film, Ruttman le délivre presque avec une notice. Emblème de l’idiome industriel, la locomotive tracte, à profusion, des rames de plans étourdissants d’une production de masse effrénée. Une production destinée à alimenter la consommation, en intraveineuse. Ruttmann, gavé, diffuse jusqu’à l’écœurement, des images de nourriture. Quelques brefs instants de répit et d’insouciance suspendent ce récit en cinq actes. L’accalmie industrielle prend la forme d’un synthétiseur dont les notes imitent un air d’Erik Satie. Le son langoureux d’un saxophone produit une musique qui dresserait des cordes dans le vide, à la manière d’un fakir et engourdit l’esprit. Le confort sonore entre en résonance avec le confort des produits manufacturés conçus en grandes séries. Mais bientôt, le trouble urbain reprend le rythme soutenu qui investit un territoire émergent, celui des divertissements. Car, la rigide industrialisation crée au quotidien, une mélodie ronflante à laquelle il est nécessaire d’échapper, un temps. Les loisirs sont l’occasion d’aller chercher l’exceptionnel dans l’uniformisation. La recherche d’une figure héroïque trouve une satisfaction dans le sport, la compétition crée l’exaltation. Les sensations des manèges vertigineux assouvissent les pulsions de mort. L’être humain cherche à se délier de ses normes sociales. Ruttmann mitraille de plans très furtifs qui morcellent la vie normée de la grande ville : le mariage ; l’Église ; l’Armée ; le développement de la propriété – animaux en culture, domestiqués, extraits de la nature. Ruttmann utilise un procédé simple et très efficace d’association de plans en ce qui concerne le conditionnement et en particulier la reproduction des normes selon le genre. Un premier plan présente une fillette qui joue avec une poupée. Le plan suivant est celui d'une mère et d’une poussette. Le pendant du confort s'illustre aussi par les travailleurs de la nuit et par la pauvreté – un sans domicile fixe ramasse un mégot tout juste jeté. Et si la sexualité est évoquée par une brise légère qui dévoile les bas chastes de deux jeunes femmes, la représentation visionnaire de l'omniprésence des images de la femme-objet et messages à caractère sexuel - arguments de vente -, dans la société, prête ici, juste à sourire. D'autres jambes, celles de Charlie Chaplin, sur un plan de quelques secondes, suffisent à rendre hommage à ses Temps Modernes. Zenzile intervient dans un cinéma encore différent, celui du genre du muet documentaire. Là où les blockbusters cherchent à montrer en quantité, ici, ce « cinéma de masse », saturé d’images, se veut intrinsèquement critique. Véritable médiateur, le groupe angevin facilite l’accès de ses contemporains à l’œuvre de Ruttmann. Sa bande-son fait office de sous-titre. Les projecteurs du réalisateur s’éteignent sur le dernier mouvement de cette symphonie urbaine : la vie nocturne de Berlin. Une symphonie quotidienne dissonante où naissent des individus cyclothymiques, partagés entre le confort des techniques et le désir de s’émanciper. Zenzile remet en musique et en lumière une œuvre résolument moderne qui questionne la notion de progrès. Le progrès économique n’assure en rien le progrès social.

Eldora_Vraville
9
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le 3 mai 2015

Critique lue 401 fois

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Eldora_Vraville

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