L'histoire de Rodriguez commence véritablement à la sortie du fameux documentaire hagiographique : exposition mondiale, le film est bardé de récompenses, et toute la planète s'émeut du sort de cet homme au regard hagard, dont la musique et le destin rocambolesque semblent tirés d'un bouquin au titre racoleur du type "Vous ne le saviez pas mais c'est incroyable". En gros, le mexicain, cheveux longs façon crinière gitane et dégaine clopinante, aurait enregistré deux albums au début des seventies, et serait tombé dans l'oubli total, sauf en Af-Sud (et en Australie), où sa réputation serait comparable à celle du King Elvis. Le sel de l'histoire tenant du fait que le même mexicain, un énième baptisé Rodriguez, n'aurait pas été au courant de la carrière de sa musique outre Atlante et Pacife.
Arrêt sur image : vous croyez ça réellement possible qu'un type dont la musique a été éditée puis ré-éditée sur différents supports, dont des titres bonus ont été ressortis des placards, dont la reconnaissance ultime et la réputation fantasmatique ont été plus que brodées chez des petits cousins, puisse ne pas le savoir ? Voilà ma théorie : Don Rodrigue est un filou. Il a toujours eu connaissance de son succès passées les frontières du Michigan. Il a toujours su que sa musique avait transpercé le cœur de jeunes illuminés au pays de l'apartheid. Il a toujours su qu'il était une légende, et qu'il était mieux de penser qu'il était mort brûlé sur scène plutôt que toujours vivant et à moitié SDF. Et puis vint la vérité : Rodriguez était maçon, boulanger, ouvrier, et était retrouvé par un gang de springboks férus de son œuvre. Revenir d'entre les morts, seul Jésus aura réussi cet exploit ! Rodriguez devient un Dieu.
Et la musique ? A priori ignoble. Sur Cold Fact, la voix nasillarde récite des textes affligeants, pleins d'obscures et ridicules métaphores, sur une structure de gratte désossée, répétant inlassablement le même thème tout le long de la galette. Il y a même un titre consternant, sur lequel des enfants sous acide accompagnent le poivrot de comptoir dans une transe-mélasse que le 666 n'aurait pas reniée. La pochette affreuse, exposant le chanteur-compositeur-interprète dans un marcel mauve grotesque, n'est rien d'autre que la cerise faisant déborder le vase. Et puis merde, c'est pas étonnant que le mec ait disparu des radars, on est en 1970 ! Les Beatles se sont séparés, et du coup, il y a quatre albums de Lennon-McCartney-Harrison qui sortent cette année. Les Flamands Roses concoctent une intro de vingt minutes sur Atom Heart Mother. Sans compter tout le reste de la jeune montée prog, bouleversant les standards et les charts, que même les anciennes gloires peinent à accrocher. Qui pourrait donc en avoir encore quelque chose à carrer d'un disque de folk déglinguée, avec des morceaux répétitifs et sommaires ? Même Dylan, le pape des paroles prophétiques, ricanerait de cet album, décidément trop souillé, avec des teintes psychés, des arrangements, et un écho de studio mongoloïde.
Pourtant, le miracle opère. Avec une morgue qui laisserait pantois plus d'un Lou Reed, le vagabond enchaîne les tubes. C'est d'abord le Sugar Man qui déboule, ce marchand de poudre qui embrumerait les rêves de beaucoup de quartiers : tel un Mr. Tambourine Man qui aurait trop bu, trop fumé, trop vécu, et subi une transformation saisissante après avoir aperçu les portes de Tannhäuser. Récitant des aphorismes poétiques, alignant les figures sociétales, évoquant la danseuse Rosemarie comme la mafia grandissante, le disque révèle une richesse inouïe, est rempli d'humour, et parfois de clairvoyance hasardeuse. Le chant, pourtant si haché, si mal-aimable, s'avère plein de rythme, profond, foisonnant, et la voix de gourou de Rodriguez lui confère définitivement un aspect fantasmatique, fumeux et céleste. Et les mélodies ! Que de merveilles : Like Janis et son énergie tonitruante, Rich Folks Hoax et son air de balade à cheval à El Paso, Forget It constituée comme l'adieu émouvant d'un salopard, ou encore I Wonder, sésame parmi les sésames, qualifiée aisément à la dernière manche de Chanson Univers...
Aujourd'hui encore, on ne saurait trop dire si ces pistes, psalmodiées par un clochard philosophe, ne voudraient être les paroles de l'Apocalypse. Mais qu'elles aient touché l'âme de millions d'Afrikaners n'est guère étonnant. Ce sont les pensées de la libération morale que profère Rodriguez, dans de vastes combats contre le vide, qui n'ont de sens que celui que l'on veut bien leur donner. Ses mélodies et ses idées parlent à tout le monde, elles sont universelles. À titre personnel, si, un jour, j'étais amené à rencontrer ce brave Sixto, je le youyouerais bien au singulier. C'est peut-être cela, l'effet que produit la sagesse d'un fou.
Et plus que la simple musique, Cold Fact porte avec lui un espoir : peut-être, probablement, sans doute existe-t-il des disques, des artistes géniaux, tombés dans l'oubli comme Rodriguez, mais dont l'art ne demande qu'à être redécouvert, et qui à leur tour, à leur façon, permettront ce que seule la musique des plus grands peut occasionner : crucifier notre esprit.