Cecil Taylor est à part dans le monde du free-jazz. Musicien parfois assez radical dans sa jeunesse, il a su rester fidèle à lui-même tout au long de sa vie et ce qu’il joue aujourd’hui, à plus de quatre-vingts ans, constitue la récolte de graines semées il y a bien longtemps, comme sur « Conquistador ! » enregistré en 1966. Sa musique n’est pas des plus accessibles, les premières notes au piano qui introduisent conquistador vous le précisent de suite et vous mettent en garde… Il faut faire un effort sans doute, écouter et réécouter. Coltrane et Ornette sont plus évidents. Même Albert Ayler se livre d’entrée, il suffit d’accepter. Sans doute faut-il un petit effort d’adaptation pour goûter The world of Cecil Taylor…
Chez Cecil Taylor tout est affaire de rythme et d’énergie. Sa musique paraît un bloc compact, elle ressemble à un mur et pourquoi pas à du bruit ? Peut-être même semble t-elle agressive… et pourtant il n’en est rien, pour s’en convaincre il faut l’écouter de l’intérieur. C’est facile, prenez le jeu d’Andrew Cyrille à la batterie, beaucoup y reconnaîtront des analogies avec le jeu de Sunny Murray, sans doute est-il son disciple. Le jeu des cymbales est caractéristique, foisonnant, hypertrophié, riche et changeant, relançant sans cesse la musique, la nourrissant de combustible. Le jeu sur les peaux est précis, hyper technique, tout y passe, varié à l’infini, d’une richesse inouïe… La pulsation rythmique régulière est ici inutile, la lourdeur induise paralyserait les échanges et anéantirait l’effort dynamique. Andrew Cyrille est le batteur idéal pour compléter le jeu tentaculaire du pianiste, il sait se montrer à la fois mélodique, souple et léger ou fort et puissant. Il restera d’ailleurs onze années aux côtés du maître.
Cecil Taylor, on l’a vite compris, est un virtuose, il déploie une technique hors du commun au service d’un jeu très personnel, reconnu par ses pairs. Il a une approche percussive de son instrument, frappant les touches par grappes, utilisant les clusters, le corps dans son entier participe à l’effort, le piano se fait rythme, tambour aux mille facettes, mélange survitaminé, libérateur d’une tension hors norme et d’une énergie propre à subjuguer. Son jeu est marin, passant du flux au reflux, de la houle à la tempête, répétant les mêmes motifs, s’entêtant puis jouant des ruptures ou des variations infimes. Tout en laissant une place prépondérante à l’improvisation, sa musique est une merveille d’organisation et la précision est horlogère. Cecil Taylor démontre à travers cet enregistrement que la liberté et la spontanéité ne sont pas opposées à l’élaboration d’une nouvelle structure musicale.
Deux basses, pas moins, Henry Grimes à la barre tient le cap, dessine la structure et agence la charpente, Alan Silva à l’archet figure l’espace et colorise avec les mille touches de sa palette. Bill Dixon se montre lui plus aérien, en écho à Alan Silva, tempérant et contemplatif.
Jimmy Lyons à l’alto est le complément idéal de Cecil Taylor, attisant le feu, fervent et volubile, il intègre chacune de ses interventions avec une parfaite osmose dans le collectif. Parallèlement à Andrew Cyrille, il représente l’autre pôle indispensable à la musique de Taylor, à la fois garant de la continuité rythmique et mélodique mais également pourvoyeur d’énergie, n’hésitant pas à se ressourcer aux racines du bop pour mieux le réinvestir dans un contexte soumis à de nouvelles règles du jeu. Jimmy Lyons sera le plus fidèle auprès de Cecil Taylor, son compagnon de route jusqu’à son dernier souffle.
Une certitude, si une musique peut se montrer intemporelle, c’est bien celle-là.