Je l'ai déjà évoqué, le premier album de Mr Bungle était un objet d'une vulgarité esthétique poussive et cohérente, une sorte de pièce d'art contemporain adolescente voire puérile, sciemment tailladée et rythmée pour une écoute jeune public (ce qui le rend hors concours pour les compétitions d'avant-gardistes péteux tout en évitant de justesse d'être comparé avec KoRn ou Red Hot Chili Peppers). Disco Volante subvertit le concept pour en faire une fiction dont le sens est selon moi à l'opposée de l'amas scato-pornographique glauque et stupide qui l'a pourtant évidemment engendré. Son sens même incite à le distinguer de tout délire esthétique ou superficiel. L'envie m'a pris de repartir à zéro sur mon commentaire de cet album intéressant en de nombreux points.
Cet album sorti en 1995 a l'audace de reprendre les codes de styles musicaux historiquement rattachés à diverses avant-gardes (que ça soit en jazz, musiques électroniques, punk rock, metal, rockabilly...), pour en ôter les convictions et les fondements, n'en garder que les substances les plus matérielles et tout ce qu'elles peuvent laisser à opérer d'un point de vue sonore. Cela aurait donc très bien pu être un produit de consommation intelligemment conçu mais totalement désincarné. En effet la musique contemporaine enregistrée n'évoluant depuis 20 ans le plus souvent que par hybridation, il n'est pas rare de voir surgir des "nouveaux styles" dont la majeure partie de la production abonde en ce sens. Mais ici non, Disco Volante arrive à proposer une fiction totalement nouvelle (que je trouve simpliste en ce qui me concerne, enfin génialement simpliste ! tandis que d'autres la trouveront inécoutable), et dotée de son propre sens, j'y viendrai. Et de toute façon, on a un mélange stylistique au-delà même des champs du commercialement viable. Du latin jazz dissonant au free en passant par le death metal, le punk, la techno, évidemment cela demande des moyens techniques hors-normes, que les capacités d'exécution du groupe sont largement en mesure de pourvoir, mais ça n'est pas mon sujet.
Bref le sens de Disco Volante me semble plutôt éloigné de ceux des écoles auxquels il emprunte ; parce que l'inventivité et l'intuition créatrice font que ça fonctionne ainsi. L'album est construit en forme de couloir à travers la folie de l'être humain(s) (ou d'un être humain), un couloir introduit par une antichambre de torture, dont chaque mur est irrégulier et peint par des formes et difformités se complétant les unes et les autres. Formellement c'est savoureux. Il y a bien sûr l'utilisation des dissonances et du bruit qui se comprend comme complémentaire, les jeunes fans de Slayer préférant emprunter au champs du free jazz l'agressivité et la folie d'un Brötzmann ou d'un Naked City plutôt que les appétences mélodiques et harmoniques des classiques afro-américains. Et c'est normal puisque c'est sur le pont créé entre jazz et metal que transite une partie du propos de l'album ("Carry stress in the jaw" ; "Phlegmatics" ; "Platypus"), et cet espèce de sentiment de rage impure, de folie incomprise. Même le jazz manouche n'échappe pas au procédé, quoiqu'il devient méconnaissable, dilué dans "Ma Meeshka Mow Skwoz" : ou grosso modo ce que serait le rock'n'roll s'il était fait par des mongoliens sortis d'un cirque diabolique. C'est dansant et imprévisible, les paroles sont inintelligibles, mais c'est proprement une expérience stimulante.
Il y a également les très bons emprunts électroniques et techno, comme sur "Desert search for techno Allah", morceau d'influence orientale préfigurant le parcours de Spruance sur Secret Chiefs 3, ou "The Bends", une pièce qu'on aurait bien voulu qualifier de "dark ambient" puisque c'est ce qu'elle est au sens propre, mais sans pour autant répondre aux critères d'étiquetage matérialistes en vigueur. Ce morceau de 10 minutes découpé en plusieurs tableaux propose des mélodies alambiquées et dissonantes, comme l'ensemble de l'enregistrement sait en développer, parfois dépassant le seuil de l'absurde ("Carry stress in the jaw" ; "After school special"). Cette manière de construire les mélodies me fascine personnellement, d'autant plus quand j'entends Mike Patton les chanter sur les vidéos de concerts avec conviction. Elles sont rares et précieuses (Patton chante très peu). Entre l'énigme inquiétante et la pure beauté, elles donnent presque envie de voir Robert Wyatt devenir méchant pour voir ce que ça donnerait. Ces mélodies auraient tendance à être ignorées par les critiques ou les écoutes, elles sont pourtant la perfection et un élément central de l'intérêt de cet album selon moi. Elles illustrent une beauté imparfaite, car construite sur des bases instables.
On n'oublie pas non plus comment les codes de la musique pop sont subvertis, presque comme chez Frank Zappa (quoique pas exactement puisque le procédé est différent). Bref ce qui me plaît c'est un tout, un ensemble, j'ai évidemment mes préférées, mais ce qui compte c'est la fiction globale, cette dernière étant à mon sens la mieux représentée par "Violenza Domestica", sorte de comédie musicale horrifique oscillant entre brutalité et mélancolie, en gardant un fort accent latin et une structure théâtrale. Illustrative, mais pas suffisante à la tâche de représenter ce qui fait encore figure de chef-d'oeuvre de la musique reproductible. C'est surtout un album concept, à plusieurs niveaux. J'ai parlé d'antichambre plus haut : assez symboliquement l'album commence par un morceau violent, intitulé "Everyone I went to high school with is dead", teinté de noise et sludge metal plein de cris, de percussions saccadées, et de bruits électroniques. Une manière d'introduire la folie, oui, mais sur un thème particulièrement adolescent : un écho au premier album évidemment, ou plus précisément une manière de l'enterrer, comme si Disco Volante était pour Bungle l'album de la maturité. C'est donc une violence transitoire, à l'image de l'album qui est-et-illustre une transition : celle vers l'adulte, alias le monstre.
(De la même manière j'enterre par cette réécriture ma première critique du site)