Aujourd’hui, j’ai décidé de combler une lacune dans ma culture musicale en écoutant un album tout entier de Téléphone, ce célèbre quatuor dont tout le monde est censé avoir quelques morceaux sur son iPad. Mon choix s’est porté sur Dure Limite, pour des raisons de notoriété évidentes. Chose curieuse, j’ai dû vérifier à plusieurs reprises que c’était bien les sacro-saints Téléphone que j’entendais et non pas un mauvais cover-band. En effet, ce qui m’est parvenu aux oreilles était trop exécrable pour des icônes du rock français censés être capables de livrer une prestation de vrais rockeurs au moins acceptable. Je doute encore que c'étaient eux, mais admettons.
Cette chronique, qui n'est pas l'oeuvre d'un troll, n’a pas pour but de démonter un célèbre groupe de rock par snobisme ou par simple dégoût. Elle se veut constructive et argumentée afin d'ouvrir une réflexion intéressante sur un album souvent cité comme une œuvre majeure du rock français, réflexion qui permettra de mieux cerner le groupe qui l’a enregistré. Ainsi, je me passerai de commentaires désobligeants, par exemple, sur ce nom (stupide) de Téléphone qu’ils ont choisi en s’inspirant (bien mal) du groupe Television. Ce serait hors propos et de toute façon inutile puisque leur terrible manque d'imagination peut être attaqué sous bien d'autres angles. Je me garderai aussi de critiquer la voix de Jean-Louis Mick Aubert – si je la trouve insupportable, c’est sans doute que je suis quelqu’un de très intolérant. Enfin, je me contenterai d’attribuer l’irritation des tympans dont je souffre actuellement à des problèmes purement physiologiques.
Commençons donc par le commencement. Les toutes premières mesures amènent la curiosité, on a envie de savoir ce qui se cache derrière. Mais la chanson « Dure Limite » est ensuite une grande déception (comme tout le reste de l’album). C’est mou, c’est banal, c’est pas beau. Certains passages ennuyeux et répétitifs essaient désespérément de combler le vide du disque avec le vide de l’esprit créatif des compositeurs. La guitare laissée à ses divagations éprouve de grandes difficultés à s’accorder avec le chant, lequel se retrouve noyé dans une bouillie difforme, sans direction visible ni chaos assumé. C’est dommage, car déjà que cette manière de chanter est peu convaincue, pas du tout convaincante et dénuée de toute considération esthétique, cela ne facilite pas les choses. Au moins, les paroles valent-elles le détour ? Bof. Cela se veut gentil, fêtard voire philosophique, mais l’intérêt est franchement très limité. A titre d'illustration, « Ce soir est ce soir/J'ai besoin d'y voir/Ce soir est ce soir/J'ai besoin d'y croire » est ce que l'auditeur tenace peut entendre à la fin de l’album, juste avant le début d’une phrase tout aussi inachevée que la réalisation de l’album tout entier. En étant complètement saoul, éventuellement, cela peut avoir la vertu de provoquer un fou-rire intempestif. Mais il ne s'agit alors que d’un effet secondaire tandis que la pilule n’agit pas.
Le style de rock pratiqué par Téléphone est un mélange de punk – imaginez une excroissance maladive des Sex Pistols soignée par Sum 41 – et d’un genre bien à part que l’on pourrait appeler le n’importe quoi. Jean-Louis Aubert en est, vous l’aurez compris, la voix dominante. Toutefois, à notre grand (dé)plaisir, Corinne Marienneau et Louis Bertignac nous montrent également ce dont ils sont (in)capables avec chacun un titre phare. Ils parviennent malheureusement à égaler leur collègue dans la décadence et la nullité. La première éprouvait sans doute des difficultés à élaborer quelque chose de purement musical : « Le Chat » est une chansonnette minimaliste qui se contente d’évoquer, de manière à la fois parlée et chantée (à la manière de Jean-Louis Mick Aubert, donc sans commentaire…), l’image concrète d’un félin qui se promène, pendant que les guitares essaient désespérément de sauver les meubles. Le second nous offre une des plus belles chansons françaises qui soit avec « Cendrillon » (ceci est une blague). C’est une bonne idée que de vouloir revisiter les contes, et la réécriture est un exercice stimulant. Néanmoins, on préférera largement la version de Perrault à celle de Bertignac, ne serait-ce que pour l’histoire, la portée morale, l’ambiguïté, la qualité de l’écriture, le côté plaisant... De toute façon, la « Cendrillon » de la chanson n’a aucun rapport avec celle du conte de fées : c’est une « junkie » qui ne porte même pas de pantoufles de vair. Quelle arnaque ! Si le reste de l’album n’était pas tout aussi déplorable, on pourrait penser que l’auteur se moque ici de son public à la manière de Didier Super.
Néanmoins, tout n’est pas irrémédiablement à jeter dans cet album : on peut voir s’il n’y a pas quelques passages qui pourraient être bons pour le recyclage. C’est difficile d’en trouver, car les moments de cet album qui ne sont pas vomitifs sont le plus souvent insipides. Ou bien ils sont déjà recyclés, ce qui est gênant... Il existe certes quelques moments qu’on pourrait, à la limite –dure limite, ohoho -, qualifier de « beaux » (oubliez ce mot), et il s’agit toujours de riffs entraînants qui ont le seul mérite d’être joués sans fausse note. Loin de moi l’idée d’accuser Téléphone de plagiat, mais il n’empêche qu’on retrouve quasiment les mêmes (en mieux, bien sûr) chez Chuck Berry, chez Roy Orbison ou encore chez les Beatles. C’est un parti un peu facile que de s’appuyer sur ces valeurs sûres pour construire tout le reste. Où est l’originalité ? On peut éventuellement retenir, pour mémoire, la chanson la plus « potable » de l’album, à savoir « Juste un autre genre », qui démontre d’une certaine volonté et d’un ersatz de réalisation à dépasser les classiques, sans bien sûr être pour autant un morceau de qualité. Mais à part ça, les quelques superpositions de guitare qui ont du potentiel sont vite gâchées par le chant et le disque s'avère très pauvre. Une fois acheté et écouté une ou deux fois pour se rendre compte, la plus grande utilité qu’on puisse lui trouver est de l’accrocher à un arbre fruitier pour faire fuir les corbeaux – citadins s’abstenir, donc.
Comme ses prédécesseurs, ce quatrième album a rencontré un succès stupéfiant. Avec 700 000 exemplaires vendus, c’est un record qui dépasse le sens commun. Là où les choses deviennent inquiétantes, c’est quand on se sert de ce prétexte pour comparer Téléphone aux Rolling Stones, dont ils ont « assuré » la première partie à l’hippodrome d’Auteuil le 14 juin 1982. Qu’on me sorte un « Sympathy for the Devil » à la sauce Téléphone, et je mentionne sur ma page Facebook que suis fan ! Qu’on me déniche dans Let It Bleed ou Exile on Main St. un morceau aussi infect que « Ça c’est vraiment toi » ou « Jour contre jour », et je veux bien renier les Stones ! Non, rendons à Mick Jagger ce qui est à Mick Jagger et laissons Jean-Louis Aubert en-dehors de tout ça. Le seul point commun, à part une insignifiante similitude physique, c’est peut-être cette accommodation face au succès et cette obstination à monter toujours sur la scène pour tenter de prolonger le rêve-cauchemar. Sinon, il y a en plus de la différence de contexte, une différence de talent qu’on est malheureusement obligé de déplorer tant elle est criante. Des tubes sonnant aujourd’hui « ringards » comme « Get off of My Cloud » ou « Stupid Girl » savaient conjuguer une pêche enchanteresse et des paroles jubilatoires. C'était d'un tout autre niveau que "Ça c’est vraiment toi", le morceau le plus pathétique du rock français, où l’aberration et le non-sens se joignent à la niaiserie. On préférera encore la version des Bidochons, « Sale c’est Vraiment Toi », qui au moins a le mérite de ne pas se prendre au sérieux.
Quelle place alors dans la francophonie ? Gardons à l'esprit qu'il n'y a pas d'"exception culturelle française" en matière de rock, et ne commettons pas l'erreur d'invoquer David Ricardo et sa théorie des avantages comparatifs. On peut alors affirmer sans crainte que Téléphone est la pire imposture que le rock français ait connu jusqu'à aujourd'hui (sauf peut-être si dans un élan de bienveillance, on considère Indochine comme un groupe de rock). Le fait de citer ce groupe en référence, comme c’est trop souvent le cas, témoigne d’un cruel manque de culture rockologique et de goût. Le grand public regrette parfois que le rock français ne se soit pas suffisamment exporté à l’étranger. Quand on sait que Téléphone est l’un des rares groupes à avoir eu du succès là-bas, il ne faut pas s’étonner de la défiance du public non français envers « notre » rock ! Depuis les travaux d’Alexis de Tocqueville dans les années 1830, nombre de sociologues ont mis en évidence que le succès n’est pas gage de qualité, à cause de l’ « industrie culturelle » qui pousse le bas-peuple à se focaliser sur certains artistes. Cela permet d’éclairer le cas Téléphone.
Ce qui est déplorable, c’est que cette affreuse tyrannie de la majorité ferait presque croire au néophyte que le bon rock français n’existe pas. Heureusement, si ! Vous qui désespérez injustement du rock français, écoutez les premiers albums de Renaud, jetez une oreille sur Bérurier Noir, entrez dans l’univers de Thiéfaine, que sais-je, mais dispensez-vous de faire l’éloge de Téléphone s’il vous plaît ! En 1975, Renaud chantait dans « Hexagone : « La bagnole, la télé, l’tiercé/C’est l’opium du peuple de France/Lui supprimer c’est le tuer/C’est une drogue à accoutumance ». Il aurait pu ajouter plus tard « Téléphone » dans sa liste. Sinon, comment expliquer qu’un groupe d’une telle médiocrité se retrouve au-devant de tous les bacs de CD, dans les playlists de toutes les "soirées dansantes" et dans le répertoire de tous les jeunes groupes de rock amateur ? N’hésitons pas à poursuivre le geste de Polyeucte et à briser les icônes lorsque celles-ci ont perdu toute légitimité. Ce n’est pas moins qu'un choix politique entre la libération et l’aliénation.
A ce stade, il reste encore cinq ans et un album avant la séparation tant attendue. Mais ne nous réjouissons pas trop vite, car le massacre ne s’arrête pas là : même disloqué, Téléphone est toujours présent. Jean-Mick Aubert est inexpugnable... En outre, des groupes actuels comme BB Brunes ou Superbus sont un peu à Téléphone ce que les Titans et les Hécatonchires sont à Ouranos : des enfants monstrueux, ayant moins bonne réputation que celui qui les a engendrés sans être forcément plus mauvais. Avec ça, constituons donc un "jeu des sept familles" du rock incluant la catégorie « flatulences téléphoniques». Je mets 1/10 au patriarche car, dans ma grande mansuétude, je ne peux me résoudre à infliger une note nulle à un groupe qui a fait l’effort de s’essayer au rock et a appris à manier à peu près convenablement les instruments de musique les plus courants (et aussi car je ne pense pas que les membres de Téléphone soient au fond de mauvais bougres). Mais c’est tout.
S’il prend l’envie à quelqu'un de poursuivre la critique de ce célèbre groupe de rock français, je le laisse volontiers s’occuper de tout le reste de leur discographie. Pour ma part, je pense avoir assez écouté Téléphone pour le reste de ma vie. Fin de l’histoire.