Pour le single censé tracter l'ensemble, Stephan Eicher a fait appel à Raphaël. Pour un autre titre, au chanteur de Mickey 3D. La mode passe. Pour le reste, sur Eldorado, il retrouve Philippe Djian et se charge de la plupart des compositions, de beaux blues soyeux et capiteux. L'album, trilingue, est son meilleur depuis plusieurs années.
Parfois, il suffit de pas grand-chose pour gommer des préjugés. Même si ceux-ci ont la peau dure. Quelques accords de guitare, une mélodie, un refrain. Des mots qui font mouche... De Stephan Eicher, on sait depuis longtemps qu'il est un homme éminemment fréquentable. Un type qui, à l'instar de son collègue français Étienne Daho, a beau écumer les plateaux des émissions de variétés et squatté les colonnes de journaux à grands tirages, n'en est pas moins habité de saines obsessions. De Neil Young à Einstürzende Neubauten. Pour résumer. Sauf que cela fait des lustres que le citoyen Suisse n'a plus réussi à titiller notre curiosité. N'avait pas su (pu ? voulu ?) réalisé un disque capable d'un grand écart forçant l'admiration entre réalités commerciales et appétences underground. Et puis voilà... Un jour, on se réveille et l'on tombe sur (I Cry) At Commercials. L'une de ces (trop) rares compositions touchées par la grâce. Une chanson habitée d'un désespoir dont on pensait désormais que seul Mark Linkous et ses Sparklehorse pouvaient être capables. Murmures fragiles et voix éraillée sur une musique perdue entre un folk mutant et un jazz menaçant. Quelques minutes d'éternité. Que l'on écoute et réécoute inlassablement. Alors oui, c'est vrai, et autant l'avouer d'emblée : tout n'est pas de cet acabit sur Eldorado, le dixième album studio de cet artiste polyglotte et fidèle en amitié. Il y a même un ou deux titres que l'on balaye d'un vulgaire revers de main, à l'instar d'un quelconque Rendez-Vous manqué signé Raphaël ou du déplaisant Pas Déplu, oeuvre (paroles et musique) du seul Philippe Djian. Pourtant, lorsque l'écrivain ami n'intervient qu'avec sa plume (toujours aussi bien trempée), comme sur Solitaires, c'est pour le plus grand plaisir de l'auditeur qui se laisse emporter le temps d'une comptine post-moderne habillée par une fanfare chimérique. Ce disque, Stephan Eicher ne l'a pas enregistré dans la facilité. Il a avancé à tâtons, emprunté de fausses pistes, rebroussé chemin. S'est acoquiné avec son copain Reyn, pour trois titres, dont la fulgurance évoquée plus haut ou le tourneboulant Charly, chanté en bernois mais que l'on jurerait pourtant destiné à la grande Julie London... Puis il a rencontré Frédéric Lo, homme de l'ombre exposé au grand jour depuis son travail sur le magnifique Crèvecoeur de Daniel Darc. Qui prouve par la même occasion que son talent de metteur en son ne doit rien à la chance. Ou si peu. Alors, en tandem, ils ont imaginé la majorité de cet album noctambule et intimiste. Où l'on est invité à faire un beau Voyage sous une pluie de Confettis, ce morceau d'ouverture parti à la conquête de l'Ouest, banjo en bandoulière et Mellotron à discrétion. D'ailleurs, ici et là, on croise la pedal steel de Paul Niehaus, échappé de Lambchop, et les guitares (ou trompette) de Martin Wenk, en vacances de Calexico, comme sur la mystérieuse chanson-titre, tourbillon mélodique en forme d'apothéose électrique dans cette quête d'un Eldorado utopique dont on devine qu'il n'est plus très loin à l'écoute de ce disque rare. Et cher. (Magic)