Fear est l'autre grand classique de John Cale, juste après, ou même avant Paris 1919. Cet album continue dans la veine pop de son aîné, mais les morceaux sont moins travaillés, plus bruts, avec une bonne dose d'électricité, introduisant des sonorités incongrues, voire expérimentales par moment. Enfin toutes les chansons conservent cette accessibilité qui caractérise le penchant pop de John Cale. Ces mélodies épurées, ces arrangements délicats, et cette voix géniale. On retrouve donc avec bonheur le son attachant et familier de Paris 1919.
Certaines balades frisent à nouveau le sublime. Surtout l'atmosphérique et planant Emily, un vrai moment suspendu dans l'air, avec cette mélodie si reposante. Mais aussi Buffalo Ballet, Man Who Couldn't Afford To Orgy et son solo de guitare tout en feeling et même le gnangnan You Know More Than I Know. Et puis Ship Of Fools, et son instrumentation tout en finesse, je ne sais pas quel est cet instrument qui joue en boucle, à moins que ce ne soit Eno qui triture encore ses machines, mais la douceur qu'il dégage illumine la chanson et me met toujours de bonne humeur, dans une sorte d'émerveillement béat. John Cale trouve toujours le truc, ne serait-ce qu'un petit détail, pour rendre des balades, qui seraient banales chez les autres, terriblement attachantes, source d'évasion perpétuelle.
Mais Fear laisse de la place à l'expérimentation. D'ailleurs ce n'est pas un hasard si John Cale a fait appel à Brian Eno (crédité à l'instrument sobrement nommé Eno) et même à Phil Manzanera le guitariste génial de Roxy Music. Les délires de cette joyeuse troupe viennent vicier les chansons pop qui pourraient paraître un peu trop propres sur elles. Dès le premier morceau Fear Is A Man's Best Friend, un des meilleurs titres de l'album, le rythme syncopé et les décharges électriques s'accouplent avec bonheur à la simplicité et l'efficacité du morceau, magnifié, une nouvelle fois, par la voix magique de John Cale. Barracuda est l'occasion pour ce dernier de ressortir son violon décérébré pour un solo dingue et digne de l'époque Velvet Underground.
Mais la palme du gros passage déjanté, purement velvetien, est à remettre à Gun, pierre angulaire de l'album. Ce morceau rock se transforme vite en une orgie électrique (est-ce seulement une orgie électrique ?) où Phil Manzanera part dans des solos sans logique, où les larsens tiennent le beau rôle, donnant l'impression d'imiter un violon tout aussi cinglé que celui de John Cale. On retrouve la guitare d'Héroin survoltée, cette même alchimie déroutante entre pop easy listening et expérimentation la plus crue, et c'est un régal.
Fear est ainsi un album tout aussi excellent que Paris 1919 dans une approche légèrement différente. Fear est même au final un album que j'apprécie peut-être plus que son aîné. Il joue sur un registre plus évident, plus accrocheur, mais non moins sublime, ce qui en fait un disque plus facile d'accès, que j'écoute plus aisément, plus souvent, comparé aux chansons délicates de Paris 1919 dont j'ai presque peur d'éroder la magie.