L'alignement des pierres, de l'église et du soleil... Une certaine idée de l'ordre, de la hiérarchie, du sacré — ou plutôt de la mise en ordre, d'une organisation tirée spontanément de la perception sensible. Car le regard n'est-il pas géométrique, n'est-il pas naturellement attiré par un certain sens des proportions ? Tout bon peintre, ou plus immédiatement encore, tout bon photographe le sait, celui-ci ne faisant rien d'autre que rechercher du regard un ordre dans le fouillis des choses, contraint qu'il est (par rapport au peintre) par la réalité « nue ».
Consciemment ou non, cette pochette ne constitue-t-elle pas une bonne illustration de la musique de Kvist, ou une clef pour pénétrer en son sein ? En plus d'une illustration de toute son originalité par rapport à la scène de l'époque — l'album est sorti en 1996, aux tous débuts du Black Metal. For Kunsten Maa Vi Evig Vike... « Il faut toujours céder la place à l'art. » Nom original, peut-être excessivement solennel, qui se distingue assez des provocations et des frasques de la scène norvégienne des années 90. Mais « céder la place à l'art », qu'est-ce à dire ? La musique de Kvist, disais-je, a quelque chose de semblable à cet alignement des pierres, du clocher et du soleil : elle est géométrique, ordonnée, solennelle ; elle impose une idée d'ordre et de grandeur. Par rapport au Black Metal de l'époque, elle se distingue par sa clarté, ou plus techniquement, par son caractère canonique, son « émancipation » (le terme est ici assez paradoxal), quoique partielle, par rapport à la dissonance, encore cette dernière n'est-elle pas (me semble-t-il) aussi caractéristique du Black Metal primitif qu'on a pu le dire.
Musique canonique, prenant une distance par rapport à la dissonance : tout cela va ensemble, avec le clocher du reste, puisque ce sont bien les clercs du Moyen Âge qui ont discriminé une écriture musicale « claire », « juste », en écartant les intervalles dissonants, comme le fameux triton (littéralement, un intervalle de trois tons) « diabolique » qui sert d'ouverture à l'œuvre de Black Sabbath et au Metal tout entier. Au Moyen Âge, après certes la théologie, la musique, en tant qu'harmonie, était la science par excellence. Formulation étrange pour l'esprit moderne — et que ne lui doit-il pas, pourtant ! L'harmonie, c'est la sympathie naturelle des rapports géométriques, ces derniers calculés en termes de tons et de demi-tons (voire en microtons également dans certaines traditions musicales) ; la musique est immatérielle, elle a un rapport étroit avec la géométrie, langage de l'univers, tout du moins d'après la conception néoplatonicienne, et peut-être au risque d'anticiper sur les idées mystico-philosophiques qui ont fondé la physique moderne (Galilée, Newton...). Et Kvist, musicalement, c'est ça : un riffing clair, harmonique, ordonné en progressions parfaitement géométriques sur fond de blast beat, qui inspire une idée de grandeur et de solennité... anticipant ainsi de beaucoup sur ce qui se fera en Black Metal quelques vingt-cinq ans plus tard. Groupe en avance sur son temps s'il en est.
La musique est immatérielle disais-je ; c'est ainsi qu'on a pu parler de « musique des sphères » — célestes, évidemment ! L'alignement des pierres, du clocher, du soleil... Doit-on y voir une hiérarchie descendante, du soleil jusqu'aux pierres ? Hélas, la tradition platonicienne a oublié l'autre polarité du divin, son origine non pas seulement ouranienne mais également chtonienne. Voyons-y non pas trois éléments mais quatre : la Terre, le Ciel, les Mortels (l'église) et les Divins (manifestés dans les trois autres termes) — ce Quadriparti énoncé par Heidegger pour ne pas le nommer —, faut-il voir l'église des mortels comme jonction de la Terre et du Ciel, espaces par excellence des Divins ? Le pape est, après tout, souverain pontife parce qu'il établit un pont entre la terre et le ciel, tout du moins était-ce le sens du pontificat païen...
Le lien du Ciel et de la Terre, idée qui obséda la poésie de Rilke, esthétiquement annonciatrice involontaire (très probablement sans lien effectif réel non plus) du Black Metal. La crasse terreuse du son, l'ordonnancement géométrique des progressions harmoniques, l'hypnose chtonienne du blast beat, la tessiture éthérée et spectrale de la voix : ainsi la musique de Kvist, et tant d'autres groupes après eux. Il fallait bien de l'obscurité pour qu'éclose, au temps des Lumières finissantes, un tel art qu'une certaine sociologie voudra « populaire ». Le peuple, le volk, la terre : Herder a vu mille fois juste : l'art, dans sa relation au sacré, par le biais de l'expérience sensible, est émanation de la terre, symboliquement du « bas », du sol. « Il faut céder la place à l'art », est-ce à dire, à l'harmonie naturelle perçue par les sens, à l'ordre distingué par le regard dans l'espace de l'ouverture poétique... ?