Attention, voilà un disque qui requiert une totale immersion. Autrefois, on l'aurait qualifié de planant, mais il est bien plus que cela. Une oeuvre, certes nostalgique d'une ère passée - la west coast inventive et cool des seventies -, mais qui ne sonne en rien artificielle ou datée. Jonathan Wilson est un guitariste doué - au style imprégné de Jerry Garcia et au toucher évoquant Dave Gilmour - qui a accompagné tout le monde, d'Elvis Costello à Jackson Browne, de Bonnie Prince Billy à Vetiver. Gentle Spirit, son premier disque solo, est un album long, au doux tempo, composé de titres étirés qui prennent le temps de respirer pour mieux nous transporter. Pour entrer dans l'univers magique de Wilson qui a voulu renouer avec l'époque bénie où le gratin créatif du rock US se retrouvait en Californie, à Laurel Canyon, il est conseillé d'entrer dans l'album par la plage trois, Desert Raven, chanson d'une lumineuse limpidité. Ou bien carrément par le final délicatement monumental, Valley of the silver moon, aussi enchanteur qu'une langoureuse plage imaginaire de Crazy Horse, avec ou sans Neil Young. Entre ces deux titres, on se laisse ensorceler par autant de perles mélodiques (The Way I feel, Magic everywhere...) qui frôlent la grâce d'If I could only remember my name, miraculeux album solo de David Crosby, en 1971. Jusqu'à présent, plus détendu et « laid back » que J.J. Cale, on était mort. Désormais, on sera Jonathan Wilson. (HC)
Ce n’est pas une maison bleue adossée à la colline, c’est une maison en bois. Ça ne se passe pas à San Francisco mais à Los Angeles, sur les hauteurs de la ville, dans le quartier nommé Laurel Canyon. Pour le rejoindre, il faut emprunter la route sinueuse qui grimpe jusqu’à Mulholland Drive et laisser derrière soi l’agitation du Sunset Strip et de ses clubs mythiques (The Roxy, le Whisky A Go-Go…). Nous sommes au printemps 1964 : perchée dans une mer de cactus, la maison en bois affiche un panneau “à louer”. L’homme qui frappe à sa porte se nomme Chris Hillman. Il n’a pas 20 ans mais déjà un groupe, qu’il partage avec Gene Clark, David Crosby et Roger McGuinn : The Byrds. De drôles d’oyseaux qui s’inviteront l’année suivante dans les charts en électrifiant le répertoire de Dylan. Celui qui ouvre la porte à Hillman habite au premier étage. Il propose au jeune homme de s’installer au rez-de-chaussée pour un loyer inférieur à ceux pratiqués en ville. Hillman accepte. En préférant à la fureur urbaine d’Hollywood la tranquillité des collines, le bassiste indique à ses confrères la marche à suivre. Bientôt, Laurel Canyon devient le repaire d’une nouvelle génération de songwriters, aussi riche en talents que Greenwich Village à New York ou le quartier de Haight-Ashbury à San Francisco. Il y a là Joni Mitchell, Arthur Lee de Love, Neil Young, Jimi Hendrix, Cass Elliot de The Mamas & The Papas, James Taylor, Carole King… En voisins, Brian Wilson et Jim Morrison y effectuent des séjours réguliers. Tout ce beau monde vit d’amour et d’herbe fraîche au milieu des coyotes et des eucalyptus. Héros frappadingue du Canyon, Frank Zappa approvisionne les troupes en substances illicites et installe son QG dans une maison où, dit la légende, le magicien Harry Houdini organisait des rendez-vous secrets. Attiré par la forte densité de musiciens célibataires, tout ce que l’Amérique des sixties compte de jeunes filles en chaleur traverse le pays pour rejoindre le Laurel Canyon Boulevard. Pamela Des Barres, la plus célèbre croqueuse d’hommes de l’histoire du rock, est forcément de la partie (fine) : avec une bande de copines, elle forme même le gang officiel de groupies du Canyon, baptisé Girls Together Outrageously. En 1968, dans le salon de la blonde Joni Mitchell, Stephen Stills, David Crosby et Graham Nash chantent ensemble pour la première fois. Comme beaucoup d’autres, Graham Nash tombe amoureux de la demoiselle. Si l’amour rend aveugle, à Laurel Canyon, il améliore considérablement l’ouïe : Nash s’inspire de la vie conjugale dans leur maison de Lookout Mountain et dédie à Mitchell Our House, un des plus beaux morceaux de Crosby Stills Nash & Young. D’autres hommages à la région suivront de toutes parts : Joni Mitchell (Ladies of the Canyon), John Mayall (Blues from Laurel Canyon), Jackie DeShannon (Laurel Canyon) ou encore les Mamas & The Papas (12:30 Young Girls Are Coming to the Canyon). Presque un demi-siècle s’est écoulé depuis l’installation d’Hillman. Mais Laurel Canyon, quand on y arrive à la fin de l’été 2011, semble n’avoir pas changé. Comme partout à L. A., la menace du Big One, méga tremblement de terre annoncé, s’est chargée de tenir les promoteurs et leurs fantasmes d’immeubles à étages à l’écart : exception faite d’une poignée de villas qui se fondent dans le paysage, le Canyon est resté sauvage, l’air y est toujours aussi frais. Plantés à des dizaines de kilomètres, petits comme des Lego, on aperçoit, en contrebas, les gratte-ciel du quartier d’affaires de Downtown. C’est à quelques encablures du Canyon Country Store, la petite épicerie qui n’a pas bougé depuis quarante ans, qu’on rencontre Jonathan Wilson, un musicien américain que son seul patronyme destinait à une carrière de songwriter éminent. Pas de malentendu : Jonathan Wilson n’est pas le petit-fils de Brian Wilson des Beach Boys mais celui d’un prêtre baptiste de Caroline du Nord. La trentaine bien entamée, l’homme semble échappé d’une vieille photo des Byrds ou de Grateful Dead : grand et mince, les cheveux longs jusqu’aux épaules, sapé comme un roadie des Doors. Seul un smartphone vient sporadiquement contrarier ce tableau rétro. Né à Forest City, une petite ville de l’Etat de Caroline du Nord, Jonathan Wilson est arrivé à Laurel Canyon il y a quelques années pour rejoindre le groupe dont il faisait alors partie, Muscadine. Passée inaperçu de notre côté de l’Atlantique, la formation a connu aux Etats-Unis un succès commercial suffisant pour garantir à Wilson une sécurité financière et une grande liberté artistique. En solo, le musicien publie cet automne Gentle Spirit, un album de folk-rock éblouissant que lui a inspiré son séjour à Laurel Canyon, à classer entre les classiques de Crosby Stills & Nash et les disques des Fleet Foxes, dont il est un ami proche. C’est à lui qu’on doit ainsi la production de l’album solo de J. Tillman, le batteur des renards barbus. “Je ne connaissais pas bien l’histoire de Laurel Canyon en arrivant. Je me suis installé dans une maison en face de celles qu’avaient habitées Houdini et Jimi Hendrix. Assez vite, j’ai compris en quoi l’environnement pouvait être une source d’inspiration. L’air est pur ici, il ne pleut que quatre semaines par an. Et ce n’est pas Hollywood : vous pouvez sortir de chez vous à poil et vous promener comme ça toute la journée sans croiser personne.” Amoureux du coin, Wilson a l’idée, il y a quelques années, de ressusciter l’esprit des années 60 en rassemblant les musiciens locaux lors de soirées improvisées chez lui. “Plutôt que de donner des concerts dans les clubs du coin, j’ai pensé que ce serait amusant de faire des soirées à la maison autour de quelques bières ou d’un barbecue.” La liste des participants varie selon les semaines : on y croise aussi bien des membres des groupes locaux (Vetiver, Fleet Foxes, Rilo Kiley) que des invités de passage (Oasis, Wilco). Les aînés, comme Graham Nash ou Jackson Browne, répondent aussi à l’appel de Wilson. Il se lie d’amitié avec un des vétérans du quartier, Barry Goldberg, ancien musicien de Dylan et proche de Neil Young et de son Crazy Horse. “J’ai eu envie de mélanger les générations. Je ne voulais pas tomber dans le piège de soirées nostalgiques où des jeunes musiciens tenteraient de réveiller le fantôme du passé en répétant que c’était mieux avant. Il s’agissait plutôt d’organiser des échanges entre les musiciens contemporains et leurs aînés. Cette démarche est plus courante dans le jazz ou la world, où les anciens transmettent des traditions aux nouveaux.” C’est chez Wilson, par exemple, que l’actrice et musicienne Jenny Lewis a rencontré Elvis Costello – on leur doit à ce jour plusieurs collaborations. Preuve supplémentaire d’une fidélité à l’esprit du Canyon, Jonathan Wilson enregistre ses morceaux en analogique, sur des multipistes à l’ancienne, comme le faisaient les Byrds ou Neil Young. “Je suis très heureux de vivre en 2011, je ne regarde pas dans le rétro en pleurnichant parce que je n’ai pas vécu Woodstock. Mais je pense que l’enregistrement numérique, MySpace et compagnie ont abîmé la création. Ça a rendu les choses faciles et le niveau moins bon. Je crois qu’il faut travailler dur pour écrire une belle chanson et la produire correctement. Je ne suis pas pour le numérique. Les types téléchargent un effet et nous bassinent avec pendant dix ans… Prenez l’autotune… Je suis désespéré par ce qu’on entend sur les radios américaines. J’espère qu’on va assister à une renaissance artistique, que le public aura bientôt entendu tellement d’horreurs qu’il voudra revenir aux belles choses. C’est ainsi que je m’explique le succès récent de Bon Iver ou des Fleet Foxes.” Jonathan Wilson s’est imposé cette autodiscipline tôt. Peu adapté à l’école, qu’il a quittée adolescent, il s’est plongé dans l’apprentissage de la musique dès son jeune âge, motivé par un père membre d’un groupe de rock. “Ils venaient jouer une fois par semaine à la maison. Dès qu’un musicien était malade, je le remplaçais. J’ai appris tous les instruments ainsi. J’ai fait mes premiers concerts à 11 ans. Je pensais que c’était la norme, que tous les papas du monde avaient un groupe.” Bientôt, Wilson se passionne pour le jazz. “Peut-être juste ma façon de me rebeller contre mes parents qui n’aimaient pas ça, sourit-il. Et une manière de me démarquer de mes pairs, qui écoutaient du grunge. Je préférais Coltrane à Nirvana. J’aimais Violent Femmes aussi : on y parlait de sexe, des trucs un peu dingues quand vous avez 12 ans.” De la musique, Wilson explique qu’elle lui permet alors d’échapper à sa vie banale d’habitant de petite ville américaine, voire à sa réalité de mortel. “Aujourd’hui encore, je la conçois comme un moyen de dominer le temps qui passe. Quand j’écoute Billie Holiday, elle me semble vivante. Je n’envisage pas un corps dans une tombe, je n’entends pas une personne morte.” Le chanteur qui transcende de sa voix d’ange le majestueux Gentle Spirit est bel et bien vivant : fragile (Can We Really Party Today), hanté et grave comme Neil Young (Natural Rhapsody ,Woe Is Me), sobre et poignant comme un griot de Californie (Ballad of the Pines, Waters down). De l’ensemble de Gentle Spirit, dont s’échappent quelques digressions hautement psychédéliques, émanent une classe et une élégance que seuls les classiques de l’histoire nous ont habitués à entrevoir. Quarante ans après la légende, ce Gentle Spirit ajoute son nom à la liste des hommages au Laurel Canyon et mérite sa place au panthéon West Coast. (inrocks)