Le véritable nom de l'album original est "Ghosts." On peut trouver des rééditions avec une autre pochette et un autre titre : Vibrations (Freedom FLP 40117). Il existe même un vinyle où l'album est présenté comme s’il s’agissait d’un duo, en compagnie de Don Cherry, sans doute pour des raisons commerciales. Il existe également une version Italienne : I Grandi del Jazz, Fabbri Editori.
“C’est alors, en 1964, qu’Ole Vestteegard m’a appelé et m’a dit: « Je peux arranger quelque chose pour toi afin que tu joues pour le peuple Danois”. J’ai répondu que cela me plairait beaucoup. Il a ajouté : « Seulement, je ne peux te payer que le billet d’aller ». J’ai dit : « Un billet simple ! Comment je vais faire pour revenir ? » Puis j’ai pensé : tant pis, allons-y… je suis allé trouver Sonny Murray et Gary Peacock. A ce moment là, Peacock n’avait rien mangé depuis quinze jours. Il se réveillait seulement pour aller aux toilettes. Quand je suis allé le voir chez lui, il était tout « desséché »… Je l’ai regardé et il m’a regardé en souriant. Je lui ai demandé : « Pourquoi tu fais cela ? »Il m’a dit : « Il faut que je fasse cette tournée pour toi. J’ai gaspillé la plus grande partie de ma vie alors que toi, tu joues de la musique pure ! ». Albert Ayler
C’est donc juste après avoir enregistré Spiritual Unity pour ESP qu’Albert Ayler part pour la Scandinavie où s’effectuera l’enregistrement de Ghost. Un trio remarquable s’est trouvé, d’une cohésion miraculeuse où la parole n’est plus nécessaire à la créativité, chacun jouant dans un espace musical élargi et sans frontière, tout en conservant un équilibre d’une richesse exceptionnelle.
L’arrivée de Don Cherry, compagnon d’Ornette Coleman et précurseur, alors, du free jazz, n’est pas chose si simple, malgré l’immense dimension du personnage. Albert Ayler a toujours aimé jouer en compagnie de trompettistes et Don Cherry est sans aucun doute une des figures les plus emblématiques de la New Thing. C’est donc sur l’ambivalence complémentarité / contradiction que se situeront les interventions de Don Cherry. On le sait modeste, s’effaçant toujours derrière la musique, il sera l’aiguillon qui pousse Albert, s’éloignant assez peu des thèmes, à la façon dont il jouait autrefois, aux côtés d’Ornette Coleman.
Ange déchu, Albert Ayler va nous parler de ses fantômes, de ses frayeurs et des esprits qui l’habitent. Deux versions de Ghosts sont ici proposées, elles s’ajoutent aux deux autres présentes sur Spiritual Unity. Oui, la musique d’Albert est pleine d’esprits et de revenants et c’est précisément par une courte version de Ghosts que s’ouvre l’album. Le ténor est lyrique, gros son pour cette mélodie un peu naïve mais mémorable, un nouveau fantôme à accrocher au bestiaire maléfique et enfantin d'Ayler !
Sur Children le quartet explose et s’expose. Albert s’y montre vif, insaisissable et tendre. Gary Peacock à la basse est le complément idéal d’Albert Ayler, il en partage le lyrisme et la gravité émotionnelle comme en témoigne le « jeu » tout en symbiose sur cette pièce. Voici ce que disait Albert à propos de son bassiste : « Si je parle tant de Peacock, c’est qu’il est le meilleur bassiste que j’aie jamais rencontré. Lorsqu’on était ensemble, on jouait tout simplement, on n’avait pas besoin d’en parler auparavant. Avec les autres musiciens, il faut toujours discuter un peu sur ce que l’on va faire mais, avec lui, ce n’était pas la peine. » Don Cherry, lui aussi se fait complice d’Ayler et se situe le plus souvent dans le contrechant, à la manière des classiques.
Cette complicité s’actualise à nouveau sur Holy Spirit qui déborde de lyrisme. Albert s’épanche avec générosité et candeur, son saxophone pleure, rugit et gronde, il se fait chaos et se transforme en instrument de sublimation. La trompette de Don devient elle aussi Aylerienne, vertigineuse elle glisse à son tour dans le gouffre qui s’ouvre à ses pieds, de concert avec la basse qui plonge dans les abysses en sourdes interrogations.
Ghosts, version deux, étirée, allumée, décortiquée, place l’auditeur comme un funambule au-dessus du vide … superbe et magnifique, comme John Coltrane lorsqu'il jouait « My favourites things » il n’a de cesse de le redécouvrir, de le rejouer, avec obstination, comme pour en extraire l’essence. L’ultime version n’existe pas, bijou aux multiples facettes, il faudra sans cesse en polir les côtés les plus sombres…
Vibrations est furieux, coléreux… à la fois plein de puissance et d’interrogations, il écrase et oppresse. Sonny Murray y est plein de force, de furie, généreux dans l’engagement physique, il aime les cymbales, les caresse, les frappe, les fait vibrer… Pas de pulsation rythmique régulière, pas d’équilibre, il joue comme un soliste, dialoguant avec Gary Peacock, émancipant son instrument d'une trop longue servitude.
Mothers est grave, un brin lugubre et inquiétant, beauté grinçante, majestueuse et menaçante… ce titre a quelque chose de métaphysique, peut-être ce désespoir qu’il semble porter, peut-être la vision de la vanité de la condition humaine qui pointe dans le miroir de l’âme…
Une œuvre majeure dans l’art d’Ayler.