OK Computer (1997) était une œuvre d’art monumentale qui avait hissé Radiohead au panthéon du rock alternatif. Avant lui, The Bends (1995) annonçait déjà la tempête et suffisait à en faire un groupe important. Après lui, les somptueux Kid A (2000) et Amnesiac (2001) avaient révélé des trésors d’expérimentation que l’on ne se s’attendait pas à attendre chez le quintette d’Oxford. Plus tard, In Rainbows (2007) matérialisa la signification du mot transcendance. Entre ces cinq chefs d’œuvre intemporels et très dissemblables, se tient le timide Hail to the Thief (2003). Cet album abscons, qui représente une synthèse entre le rock alternatif des débuts et l’electro expérimentale du troisième millénaire, n’égale certes pas les œuvres précitées mais n’en occupe pas moins une place fort légitime au sein de la discographie de Radiohead.
Jetons d’abord un œil à la pochette, qui est l’une des plus fascinantes de Stanley Donwood. Des mots, des couleurs. Comment Thom Yorke a-t-il composé les paroles ? A vrai dire, il n’a pas fait très attention aux textes qu’il écrivait, si bien qu’il a lui-même été surpris par leur noirceur. Remarquons en passant que le groupe a cru bon d’ajouter un sous-titre à chaque titre de morceau, ce qui peut donner aux auditeurs les plus chevronnés l'occasion de proposer des interprétations différentes des paroles. Et le titre de l’album, qu’est-ce que c’est que cette histoire de voleur… ? Eh bien, figurez-vous que le groupe considère que tout ce qui figure sur l’album est « volé » ! En réalité, Radiohead est un groupe trop atypique pour laisser deviner ses influences (pour cet album, ils citent les Beatles… vous l’auriez deviné ?) mais aussi très modeste. A sa sortie, Thom Yorke juge cet album « insatisfaisant » et se refuse à tout travail d’intellectualisation.
Venons-en à la musique. Planant, étrange, servi par une voix prodigieuse et une palette sonore riche en contrastes, Hail to the Thief est un OVNI sophistiqué qui n’en finit pas de guider l’auditeur vers des lieux inconnus. « There There », sorte de transe métapsychique avec une guitare fabuleuse et des percussions rappelant les débuts de Sonic Youth, est ainsi présenté par son clip comme une aventure de conte de fées dans un bois mystérieux. Il s’impose comme l’un des plus grands morceaux de Radiohead et peut-être le plus entraînant jusqu’à alors, peu avant « 15 Step » dont il annonce les hauts plateaux d’ataraxie.
Recherchant la spontanéité, Thom Yorke a souhaité laisser ses camarades s’exprimer à leur aise sur cet album. Le travail d’enregistrement fut rapide : tout a été capté sur le vif et il n’y a pas eu de séances d’overdubs. Pari insoupçonnable et payant, puisque les ingrédients électroniques apportés notamment par l’imaginatif Jonny Greenwood sont du plus bel effet. Hail to the Thief n’est pas juste une parenthèse mais aussi un pas en avant dans la maîtrise par Radiohead de la musique électronique. « The Gloaming », magnifiée en live, annonce ainsi le travail qui sera accompli plus tard par le groupe sur The King of Limbs. Si c’est la ligne mélodique qui fait tenir ce morceau, ce sont ses sonorités qui en font jaillir la splendeur. Dans un style similaire, « Backdrifts » fait partie de ces compositions obscures qui s’apprivoisent avec le temps.
Certains morceaux sont quelque peu inquiétants, pour ne pas dire terrifiants. Lorsqu’elle n’oscille pas de façon précaire entre mystère et révélation comme sur « Sit Down. Stand Up », la musique se révèle foncièrement torturée, froide, sans beaucoup d’espoir. Elle évoque toutes sortes de troubles, de l’indigestion à l’aliénation mentale en passant par la céphalée, les maladies orphelines et les boutons. Mais Radiohead a le don de sublimer tout ça. « Where I End And You Begin » a beau s’apparenter à un mal de tête mis en musique, ses nappes organiques recèlent d’étonnantes ressources. L’orwellien « 2+2 = 5 », qui se termine par un lavage de cerveau en règle, est quant à lui un cas d’école de la dichotomie exposition/explosion que Radiohead a héritée des Pixies.
La voix de Thom Yorke, parfaite comme toujours, nous offre quelques superpositions de chœurs tout simplement magnifiques quant elle ne se complaît pas dans un pseudo-rap fort maîtrisé sur des morceaux comme « Myxomatosis » et « A Wolf at the Door ». Là où le bât blesse cependant, c’est dans les morceaux au tempo lent s’apparentant à des balades mortifères, où cette voix prend trop de place et rend l’ensemble légèrement poussif. Radiohead entre ici dans un écueil qui avait jusque-là été évité. La vampirique « We Suck Young Blood » n’est franchement pas agréable à écouter et ressemble plus à un exercice de style déroutant qu’à un morceau unitaire et complet. Les mélancoliques « I Will » et « Scatterbrain » sont sympathiques, mais sans plus, alors que Radiohead nous avait habitués à aligner les morceaux exceptionnels sur un même album. Le groupe semble avoir compris que ces morceaux constituent un maillon faible de sa discographie puisqu’il les reprendra rarement en concert après la tournée de Hail to the Thief.
Par moments, notamment vers la fin du rafraîchissant « Go to Sleep », on a l’impression d’être de retour dans l’ambiance de OK Computer. Mais ne nous y trompons pas : une page a été tournée avec Kid A et les ingrédients électroniques ne font que prendre plus de corps dans la mixture de Radiohead. Ni retour aux sources, ni pas de côté, pas plus que renversement majeur, Hail to the Thief apparaît rétrospectivement comme une étape originale et à redécouvrir dans le cheminement d’un groupe qui n’a cessé de se réinventer.