Sortis de l’ombre avec ce troisième album, les Howlin’ Jaws sont deux potes de maternelle (Djivan au chant et à la basse, Lucas à la guitare) et un du collège (Baptiste à la batterie) qui se donnent à fond dans leur musique depuis 2015. Le trio parisien fait partie de ces groupes des années 2010 et 2020 dont la passion pour les années soixante – Beatles et Kinks en tête – est revendiquée et manifeste.
Comme l’annonce d’emblée la guitare ultra-réverbérée du détonnant « Mirror Mirror », le groupe s’inscrit dans un registre psychédélique. Le concept de miroir, bien appuyé dans le refrain et mis en abyme, renvoie à la superstition, à la superficialité, mais aussi au leitmotiv conceptuel du mouvement psychédélique tel qu’il s’est développé à partir de 1965 : il n’est pas tant question des choses que de leurs apparences.
Annoncée dans le titre, cette thématique de l’illusion se confirme sur le deuxième morceau, « Bewitched Me ». Il y sera question d’ombres, de présences, de rêves et de sortilèges. Tel un Harry Potter sous LSD sur son balai volant, ce morceau puissant donne une impression de fulgurance et de passage éphémère. Le thème de la magie reviendra à la fin de l’album sur l’apaisant et planant « See You There » où il sera question de rejoindre « un endroit magique au bord du monde ».
Le groupe laisse entrevoir des influences psychédéliques à la fois anciennes et contemporaines (leur ingénieur du son a travaillé avec Tame Impala et Temples) et il fait sa tambouille. Par exemple, la guitare fuzz et le pseudo-romantisme larmoyant de « Blue Day » font songer à ces obscurs groupes américains de garage rock des années 1960 qui racontaient à peu près tous la même histoire (« My baby’s gone away… »). Mais plutôt que d’opter pour l’esthétique brut de décoffrage de ces groupes, Howlin’ Jaws a le parti pris (ou la décence ?) de construire une trame propre et élaborée.
En outre, si le psychédélisme est bien présent, ce style est loin d’être exclusif. Le trio a d’abord commencé par jouer du rockabilly, et cette influence transparaît clairement dans plusieurs morceaux. Sur « Healer », on a même le plaisir de reconnaître les grilles d’accord héritées du blues. Ce n’est pas pour rien que le nom de Howlin’ Jaws rend hommage au pionnier américain du blues Howlin’ Wolf, connu pour sa voix rocailleuse et pour avoir été l’un des premiers à électrifier sa guitare.
Howlin’ Jaws navigue habilement entre différents univers stylistiques, y compris au sein d’un même morceau. Ainsi, « The Sting » reprend les codes de la ballade folk-rock perfectionnée par les Byrds tout en y injectant une touche Britpop qui pourrait sembler poussive et agaçante pour plus d’un auditeur lorsque vient le vers « It makes you wanna smash your head against the wall ». Or, ce passage un peu naïf reste contenu et contrebalancé par la richesse de l’ensemble et contribue à faire de « The Sting » une bombe balancée avec un goût de « reviens-y » particulièrement prononcé.
Ce contraste entre un couplet agréable et un refrain qui titille les limites du poussif se retrouve sur l’un des autres moments forts de l’album, « Lost Songs ». De façon plus explicite que sur le premier morceau, on y retrouve une mise en abîme qui nous fait douter un instant de la vocation primaire et autotélique qu’aurait l’album à nous procurer du plaisir. Les « chansons perdues » où le narrateur se perd sont l’équivalent des « cimetières des livres oubliés » qui peuplent la littérature et elles nous renvoient au processus créatif du groupe lui-même.
Howlin’ Jaws prend plaisir à brouiller les pistes : ils nous font douter de la nature de leur style, du sens des chansons, de leur propre authenticité. « Through My Hands » s’engage sur un terrain pop-punk qui nous ramène aux années 1990 et 2000, champ asséché largement remis au goût du défrichage maintenant que les groupes de rock n’ont plus guère de tabous. “Half Asleep Half Awake” change deux fois radicalement d’ambiance dans sa première minute, nous faisant presque croire à un condensé prog/psyché, avant d’atterrir sur quelque chose de plus simple et nostalgique.
Enfin, exactement comme sur l’album A Dream Is All We Know des Lemon Twigs que nous venons de chroniquer, Half Asleep Half Awake brille d’autant plus grâce à un ballade langoureuse au rythme ternaire qui parle d’une rencontre amoureuse : « Mindreader ». Son tempo lent permet de savourer ses alexandrins trimètres (en 4/4/4) particulièrement bien écrits : “Her long black hair was held up high by a feather / Her emerald eyes would pierce you like a saber”. Son ambiance à l’image du caractère mystérieux et envoûtant de la « télépathe » la place dans la lignée de chansons des années 1960 qui préféraient la suggestibilité aux lieux communs, telles que « Something » des Beatles ou « Smell of Incense » du West Coast Pop Art Experimental Band.
Finalement, au-delà des genres et des interprétations, ce que Howlin’ Jaws offre de meilleur est similaire à ce que l’on peut ressentir en regardant un fim d’auteur influencé par différents courants : même si l’ensemble peut être inégal, nous avons droit avant tout à de grands moments de musique.