La première moitié des années 1970 a été dominée par la virtuosité et les structures complexes du rock progressif. Mais, à mi-chemin de la décennie, le paradigme prog vit ses dernières heures. Déjà, le glam rock des New York Dolls et le proto-punk des Stooges ont marqué une aspiration au retour vers une certaine simplicité, privilégiant le génie de la spontanéité sur celui de la construction. C’est dans cet esprit que s’inscrivent une poignée d’artistes de la scène underground new-yorkaise, que l’on croise alors dans des clubs comme le CBGB. Television et Patti Smith y font vibrer l’assistance, bientôt suivis par Blondie, les Ramones, le Cramps ou encore les Talking Heads.
Paru en 1975, l’album Horses s’impose vite comme une pierre angulaire de cette scène. La jeune Patricia Smith a eu un passé semé d’embûches, entre l’éducation très religieuse de sa mère, une radiation de l’école normale pour cause de grossesse et les galères pour trouver de quoi se nourrir et se loger. La première phrase de l’album, récitée sur un piano qui nous emporte tout doucement, illustre brillamment l’esprit punk qu’elle se fait alors une joie d’incarner : « Jesus died for somebody's sins but not mine ». C’est un vente de libération qui souffle : la promesse que rien ne pourra désormais l’arrêter. Et la batterie s’emballe, tout s’accélère, Patti Smith s’enthousiasme, s’époumone, éructe, explose !
Artiste protéiforme qui s’est essayée à la peinture, à l’écriture, à la musique et à la photographie, elle mobilise sur cet album à la fois ses talents de rockeuse et de poétesse. Inspirée par les poètes symbolistes et ceux de la beat generation, elle livre des textes puissants et évocateurs, qui acquièrent la sincérité bouleversante d’un Lenoard Cohen sur des vers tels que « Ice, it was shining / I could feel my heart, it was melting ». Mais ce n’est pas tout : d’une certaine manière, elle mobilise également des talents de metteuse en scène à travers sa manière très visuelle de gérer certaines transitions, ainsi que des talents d’actrice à travers son chant qui passe habilement d’une émotion à l’autre et brouille les frontières avec la parole. Tout à tour déchirant, enthousiaste, illuminé, son flot de paroles exerce une fascination qui tient en haleine, à l’image d’une chevauchée intrépide sur la terre ferme.
Cette attitude de frontwoman passionnée et hors de contrôle est très caractéristique de l’esprit punk. Pourtant, Horses se laisse difficilement enfermer dans la case d’ « album punk ». Et si c’est le cas, on est plutôt dans un genre de punk sophistiqué et friand des crossover, comme le prouvent l’introduction jazz vocal de « Birdland » et le reggae-rock de « Redondo Beach », annonciateurs de titres à la cool du London Calling des Clash tels que « Spanish Bombs » ou « Revolution Rock ». Quant à l’agréable et très efficace « Kimberly », il est habité d’un orgue sonnant post-punk avant l’heure. Par-delà cet éclectisme, la voix de Patti Smith mais aussi le jeu de piano mélancolique de Richard Sohl et les effets souvent aériens qui sortent la guitare électrique de Lenny Kaye confèrent à l’album son unité et sa singularité.
Horses est, en quelque sorte, un album d’esprit punk qui se nourrit d’influences sixties et anticipe le rock alternatif des années 1980 et 1990. On entend les Rolling Stones dans le refrain de « Gloria », tandis que le style de « Land » évoque les expérimentations du Velvet Underground qui, à l’instar de Patti Smith, sonnait très en avance sur son temps. Tout comme le groupe de Lou Reed et John Cale (qui a d’ailleurs produit Horses, mais apparemment c’était assez tendu…), Patti Smith peut se targuer d’avoir suscité des vocations et de retrouver son héritage chez une multitude d’artistes de rock alternatif, tels que The Smiths (rien à voir avec la famille), PJ Harvey, R.E.M ou encore Radiohead.
En dépit de son avant-gardisme, Patti Smith ne se positionne pas comme hors-sol mais tient au contraire à faire honneur à ceux qui l’ont précédée. Cela passe entre autres par des emprunts profondément revisités sur les deux morceaux-fleuves que compte l’album : Van Morrison pour « Gloria », Fats Domino et Chris Kenner pour « Land ». Elle rend aussi hommage aux musiciens du « Club des 27 », décédés à l’âge de 27 ans : « Break It Up » s’inspire d’une visite à la tombe de Jim Morrison au Père-Lachaise, tandis que le morceau de clôture « Elegie » à l’onirisme psychédélique est un hommage à Jimi Hendrix. Mais rassurez-vous Jim, Brian, Janis, Jimi : Patti est là, qui prend la relève !