L’heure de gloire semble passée, McGeoch est parti, emportant avec lui son jeu inimitable, aussi délicat que brillant. Alors couronnés de succès, Siouxsie and the Banshees sont de retour au pied du mur. De retour car la situation en rappelle une autre, qu’ils ont connue des années plus tôt. La parution de Hyaena en 1984 sous son étrange couverture par l’artiste Maria Penn, à la fois urbaine et sauvage, tient du miracle. Disons, au moins qu’il tient d’un heureux concours de circonstances.
Il va falloir cependant remonter un peu le temps pour dérouler le fil qui a conduit les Banshees à, et cette fois on peut le dire sans exagérer et en toute légitimité, cet album de transition.
En 1979, une belle année, Siouxsie and the Banshees venaient de publier Join Hands, dont on a parlé plus tôt, et tout allait plus ou moins bien pour eux. Le succès ne se démentait pas et pourtant les tensions se faisaient sentir entre Siouxsie et Steven Severin d’un côté, et John McKay et Kenny Morris de l’autre. C’est au cours d’une séance de dédicaces dans un magasin de disques d’Aberdeen que l’élastique se rompt pour de bon. Les albums commandés pour l’occasion ne sont pas livrés en quantité suffisante et c’est le manager des Banshees, Neil Stevenson, qui décide de vendre son propre stock à la boutique pour s’assurer que les fans pourront obtenir leurs exemplaires signés. Pour une raison ou une autre, McKay et Morris, en mauvais commerçants mais en généreuses personnes, offrent tout simplement les albums signés aux fans. Lorsque le gérant de la boutique s’en prend à ces artistes qui distribuent la marchandise gratos, le guitariste et le batteur claquent la porte. Pour de bon. Ils ne réapparaissent même plus pour les répétitions, ni, plus compliqué, pour le concert prévu juste après la scène.
Severin et Siouxsie, membres fondateurs, doivent réagir pour honorer la tournée en cours. Ils peuvent heureusement compter sur l’intervention inespérée d’un jeune et fringant Robert Smith, dont le groupe tout neuf, The Cure donc, assurait leurs premières parties. Ainsi, le guitariste, après avoir assuré une première partie rallongée avec The Cure, rejoint ses mentors pour un concert mémorable où il fera ses preuves à leurs côtés, leur sauvant un peu les fesses au passage. Pour ce qui est des anciens membres, ils se voient dépossédés de leurs droits au sein du groupe, leurs instruments refourgués et leurs noms maudits par une Siouxsie rancunière.
C’est à ce moment que Budgie et McGeoch avaient rejoint le groupe et livré chef-d’œuvre sur chef-d’œuvre.
Avec le départ de John McGeoch, pour lequel Siouxsie ne tarit pas d’éloges, le considérant encore aujourd’hui comme le meilleur guitariste du groupe, la réponse au problème semble pourtant presque se présenter toute seule. Robert Smith, jusqu’alors bien occupé avec The Cure, se retrouve dans une phase de flottement après l’exténuante production de Pornography et dont le groupe ne sort pas intact. Je disais que la réponse s’était présentée toute seule, c’est un peu faux. En réalité Severin, très fan de Robert Smith, avec qui il a adoré travailler après Join Hands, fait le forcing depuis un moment. Il insiste lourdement mais avec humour auprès du guitariste pour qu’il abandonne son petit groupe et rejoigne les grands aux seins des Banshees. Une offre que Smith finit par saisir, puisqu’en 1982, il signe avec les Banshees en tant que membre permanent, ceci dès la tournée qui donnera le live Nocturne, puis, en 1984 avec Hyaena. La notion de membre permanent est d’ailleurs variable, puisque pour Smith, il s’agit parfois d’une évidence, parfois d’une sorte de période de vacances où il peut laisser la place de leader à quelqu’un d’autre. Très ami avec Siouxsie, il l’est également avec Severin (qui filera des coups de main en tant que bassiste des Cure ici et là) au point de monter un groupe parallèle avec lui, nommé The Glove avec la chanteuse Jeanette Landray (danseuse de chez Top of the Pops et ex de Budgie en plus !). Pendant ce temps là Siouxsie et Budgie poursuivent leur projet The Creatures et enregistrent leur album Feast, rempli de percussions, inspiré par leur voyage à Hawaii. The Cure est donc en phase ralentie, Smith est le nouveau guitariste plein d’idées, et tout le monde est content !
Juste avant Hyaena, paraît le single Dear Prudence (inclus à la version US de l’album), avec Robert Smith donc, nouvelle reprise des Beatles du doux John Lennon après celle de Helter Skelter du furieux McCartney, toutes deux issues du même album blanc. Comme la fois précédente, les Banshees montrent qu’ils savent très bien s’approprier des morceaux, même cultes, car, sans être méconnaissable, la chanson est totalement réappropriée. L’apport de Robert Smith se fait dans son utilisation de guitares plus natures, atmosphériques.
Et de l’atmosphère il y en a dans Hyaena qui commence par l’incroyable Dazzle et son ouverture éthérée, avec ses cordes flottantes. Rapidement, l'introduction laisse place à un morceau plus rythmée où on reconnait absolument la marque de Robert Smith. Le groupe semble à l’unisson, bien loin du chaos où on aurait pu l’imaginer avec de telles mésaventures. Les morceaux Baby Piano I et II complètent le titre en bonus de fin sur certaines des rééditions. Ce sont respectivement les parties de piano et d’orchestre isolées, et c’est très beau.
We Hunger laisse ensuite une place de choix aux percussions de Budgie, motivé comme toujours, dans un morceau plus compliqué d’accès, plus sombre également, qui évoque parfois le David Bowie de Lodger, plus particulièrement sur le morceau African Night Flight.
On est déconcerté par l’arrivée de Take Me Back et son orgue naïf. C’est un très joli morceau, bien plus pop, où encore une fois, quand on sait, il est difficile de ne pas entendre une partie de l’ADN de The Cure. C’est particulièrement réussi tout en étant très singulier sur un album des Banshees.
Difficile de le pas le percevoir non plus sur Belladona où la basse de Severin semble tirée d’un rêve. Siouxsie, joue de sa voix caressante, on y entendrait presque de la joie malgré des paroles bien plus vénéneuses que la légèreté du morceau ne le laisserait paraître.
Cependant, c’est Swimming Horses, tous claviers dehors qui porte le plus la marque de Smith. On croirait un morceau hybride des Banshees de Kaleidoscope déjà ancien et de The Cure de Head on the Door pas encore né ! (Six Different Ways en tête qui possède à peu près le même piano). Le morceau est sans doute la plus belle réussite de l’album, le single n’a pas été choisi au hasard, très pop encore une fois, avec la voix inimitable de Siouxsie planant au-dessus d’un groupe où chacun trouve sa place en harmonie totale.
On croit rester dans cette atmosphère apaisée quand débute Bring Me the Head of the Preacher Man, la suite nous détrompe avec un morceau qui, le titre nous met sur la voie, gagne en agressivité. Robert Smith, sa guitare acoustique entre Espagne et Orient, mène la danse. On ne sait pas vraiment si on est en plein western ou sur les rives du Jourdain tant Siouxsie fait penser à une Salomé déterminée à obtenir la tête de ce pauvre Baptiste qui a traîné dans le mauvais saloon.
Running Down est également sur une double voie, entre comptine et morceau désespéré. La basse de Severin est menaçante comme elle sait parfois l’être (I’m Deranged de David Bowie y ressemble beaucoup par moments), et entraîne le groupe entier dans sa descente effrénée. Comme dans Bring Me the Head… l’arrivée inattendue d’un mezoued donne l’impression d’être pris dans une poursuite en plein désert.
Légèrement plus dépouillé est Pointing Bone, plus classique également en tant que morceau des Banshees malgré une fin rigolote à la pédale wah-wah funky de la dernière seconde !
L’album est assez ramassé jusqu’alors, Blow the House Down, morceau le plus long qui conclut l’album, convoque la grande méchante louve Siouxsie et les Banshees des plus inspirés pour un morceau magistral. Tous les ingrédients de Hyaena y sont réunis. Les guitares, les sonorités orientales appuyées par le retour du mezoued hystérique qui rallie les troupes pour une dernière bataille éclatante sous le soleil. Les paroles dégoulinantes de symbolisme halluciné ressemblent à une longue invocation païenne, la sorcellerie est portée par les percussions démultiplier et frénétiques que seule la basse intraitable de Severin semble contenir. Peu de morceaux des Banshees ont eu et auront une telle ampleur épique. Autant vous dire que ça méritait bien de rester jusqu’à la toute fin.
Etrangement, Hyaena était l’album que j’avais le plus de mal à aborder à chaque fois que je me lançais dans une écoute de la discographie de Siouxsie and the Banshees. Déjà, je ne sais jamais comment s'écrit son titre ! Difficile à cerner et à situer dans leur évolution, ce n’est pas un album compliqué mais pas non plus immédiatement abordable ni à conseiller pour découvrir le groupe. Il mérite pourtant plus qu’une oreille attentive, pas seulement pour la succesion d'aventures qui entoure sa création.
Pour ce qui est de la suite, la malédiction des guitaristes des Banshees frappera encore. Remotivé par ses nouvelles expériences, mais aussi exténué par la double vie qu'il mène tiraillé entre ses deux groupes, Robert Smith décide de retourner à sa création, préparant le mythique The Head on the Door avec The Cure.
Malgré un préavis de deux semaines, Siouxsie, en bonne reine des glaces, sera tout simplement furieuse de cet abandon et n'hésitera pas à le faire savoir.