À quel moment les plus grands deviennent-ils les plus grands ? Certains sont tombés dans la marmite de potion magique quand ils étaient petits et leur génie s’impose d’emblée, entre en résonnance immédiate avec les attentes de leurs contemporains. D’autres s’épanouissent en toute liberté au fil des ans. Il y a toujours quelque chose de profondément émouvant à voir un artiste au talent singulier s’arracher aux pesanteurs de l’époque, quitter les chemins balisés pour dessiner sa propre voie, élargir son champ de vision jusqu’à embrasser des pans entiers de la culture du XXe siècle, assimiler puis dilapider l’héritage des anciens là où certains l’investissent dans une assurance vie sûre et confortable. Avec une intuition et un sens de la démesure exceptionnels, c’est le chemin sinueux tracé en un peu plus de dix ans par Sufjan Stevens, sur le registre du coup d’éclat permanent. L’idée nous trotte dans la tête depuis l’immense The Shepherd’s Dog (2007) et se vérifie puissamment avec Kiss Each Other Clean : de part et d’autre de l’Amérique, Sufjan Stevens et Sam Beam sont bien les deux facettes d’un même génie américain. Le petit prince de l’Illinois a trouvé un alter ego à l’autre bout du pays, sous le soleil permanent du Texas. Ou plutôt une sorte de double inversé : l’un a des allures d’éternel jeune homme à fleur de peau lové au cœur du bouillonnement artistique de Brooklyn quand l’autre porte une barbe démesurée, respire la sérénité et vit avec femme et (nombreux) enfants dans la banlieue d’Austin. Mais l’auteur de The Age Of Adz (2010) et l’unique tête pensante de Iron And Wine partagent en réalité beaucoup plus. Nés au mitan des années 70, Sufjan Stevens et Sam Beam sont d’une génération de musiciens dont la curiosité semble sans limites, nourris par la musique autant que par le cinéma, la littérature ou les arts graphiques. D’abord enracinée dans le folk, leur écriture s’est ouverte à d’autres horizons, formats et sonorités. À ce titre, la discographie de Iron And Wine est spectaculaire : en moins de dix ans, quatre albums et une poignée de maxi, les chansons du paisible barbu ont foulé les vertes plaines d’un folk ascétique et doux, porté par un jeu de guitare acoustique fluide et un chant émouvant, puis ont largué les amarres pour voguer sur les eaux mystérieuses d’une musique neuve et hypnotique sans équivalent dans le paysage contemporain. Le signal du grand départ a été donné par The Shepherd’s Dog, qui envoyait valser couplets et refrains pour enrouler ses mélodies autour de rythmiques subtiles et ensoleillées. Avec Kiss Each Other Clean, Sam Beam reprend grosso modo les choses où il les avait laissées il y a un peu plus de trois ans : en hauteur. Avec la patience et la tendresse d’un peintre impressionniste, il dévoile ses motifs en petites touches colorées et généreuses, brosse des textures instrumentales denses et aériennes, qui associent percussions, guitares, claviers, chœurs, cuivres et synthétiseur. Posées sur des rythmiques absolument stupéfiantes, ses mélodies célestes s’épanouissent pleinement, belles et évidentes. Nourries du souvenir d’une pop américaine qui fut dans les années 70 à la fois efficace et audacieuse, d’une sensibilité folk et de fantasmes afropop, ces chansons immédiatement familières et pourtant très étranges, dessinent les nouvelles frontières d’une musique où tout se fond en un fleuve harmonieux, guidé par une écriture supérieure. Captivante mélopée enserrée dans un tourbillon d’harmonies vocales, Walking Far From Home est envahie par un synthétiseur grondant ; Me And Lazarus est ballotée au gré de percussions organiques et électroniques, réchauffée par un saxophone bavard ; funky et menaçante, Monkeys Uptown sort aussi son petit arsenal synthétique. C’est l’un des traits de caractère de cet immense disque : faire cohabiter des instruments d’origine et d’époques variées, circuits intégrés et bois précieux. Mais Kiss Each Other Clean n’est pas un disque abscons et les pépites brillamment polies s’y bousculent et caressent la joue : Tree By The River mérite une belle carrière sur les ondes moyennes du monde entier, avec ses guitares légères et ses tintinnabulements magiques, Half Moon cajole avec ses chœurs féminins et une performance vocale d’un Sam Beam qui tutoie les anges. En fin de parcours, après la magnifique et bien nommé Glad Man Singing allongée sur un lit de claviers et marimba, le garçon quitte définitivement la terme ferme et laisse ses contemporains à leur pré carré, avec Your Fake Name Is Good Enough For Me, morceau de bravoure dantesque qui vogue sur des océans tempétueux, emporté par des courants changeants, chahuté entre crêtes cuivrées et creux chantés. Peu à peu engloutie par une houle insensée, la voix de Sam Beam s’arrache aux éléments pour expirer sauvagement un poème sublime, une longue prière animiste qui laisse sonné et bouleversé : “We will become the fruit and the fall/We will become the caress and the claw, we will become/Become the glory and the guilt, we will become/Become the blossom and the wheel, we will become/Become the right and wrong, we will become/Become the sound and the song”. (magic)
C’est un pays où les barbus ont pris le pouvoir : la république du nouveau folk américain. Will Oldham, Bon Iver, William Fitzsimmons, parmi d’autres, en sont les mollahs. Tous portent la barbe de préférence longue et drue. La palme revenant à Samuel Beam, petit génie pluri disciplinaire (cinéaste, peintre, musicien) qui se cache derrière l’énigmatique enseigne d’Iron & Wine et dont le visage aux yeux doux est avalé par une épaisse barrière de poils qui lui ondule jusque dans le cou. Ses deux premiers albums révélaient une certaine coïncidence entre ce look d’ermite et une musique semblant s’inspirer de la lecture du Walden de Henry David Thoreau, ce quasi manuel de survie où l’écrivain raconte comment il a vécu seul pendant deux ans dans une cabane en rondins près d’un étang. Beam s’abreuvait alors dans les eaux primitives et les rêveries rousseauistes d’un folk dépouillé à l’extrême, semait ses notes de banjo dans le sillon de ballades tracées à la main, ciselait à même le bois des refrains pour veillée ou des berceuses qu’il chuchotait pour endormir les enfants. Originaire de Caroline du Nord, l’homme a vécu en Floride avant de s’installer dans une maison des environs d’Austin au Texas transformée en studio, où il vit avec sa femme et leurs cinq enfants, rien que des filles. Cette image d’Epinal du musicien ayant fuit la corruption citadine pour revenir aux valeurs essentielles de la famille, de la vie au grand air et de l’acoustique, l’intéressé s’est lui-même chargé de l’écorner. D’abord en collaborant il y a cinq ans avec les cow boys de Calexico puis en réalisant Shepperd’s Dog où il s’affranchissait nettement du puritanisme monochrome des précédents albums. Et voici que nous parvient Kiss Each Other Clean. Et là, à l’évidence, le gentil pêcheur de l’étang s’est changé en chasseur de baleines et sa cabane en bois en cathédrale, avec grandes orgues et ruissellement de lumières à travers les vitraux. L’album commence doucement, lentement, par le magnifique Walking Far From Home, confession d’un pèlerin qui s’étant volontairement égaré loin de chez lui rencontre “des pécheurs (au sens biblique cette fois) en train de faire de la musique”. Incapable de résister, il avoue se noyer “dans le son” comme si la tentation était trop forte, la transgression irréversible. Avant la fin, il disparaîtra sous une cascade de voix angéliques. En cheminant, on saisit mieux la parabole. Les références aux Ecritures ont beau foisonner tout du long (Me & Lazarus), il est clair que pour Mister Beam rien n’est vraiment sacré, rien n’est interdit. La frangipane prog-rock de Rabbit Will Run, le caramel funky de Big Burned Hand, la pièce montée de Your Fake Name Is Good Enough For Me, son prélude ethio-groove et sa bénédiction finale, le prouvent. Ils font bien plus songer à l’arrivée à maturation d’un fan de Todd Rundgren et de Brian Wilson qu’aux relents tardifs d’un énième disciple de Nick Drake. Ambitieux, généreux, curieux, maîtrisé (le producteur Brian Deck a là sa part de mérite) Kiss Each Other Clean est le grand trek pop de ce début d’année. Beam ne chuchote plus. Il chante comme s’il apercevait au loin les premiers reliefs de la terre promise. Et s’il porte toujours la barbe, c’est à rebrousse poil. (inrocks)
Bon. Que dire si ce n’est que ”Kiss Each Other Clean”, le dernier disque de Iron & Wine, nous troue un tantinet le rectum. En fait, jusque là, on aimait bien Sam Beam, le prolifique Texan d’adoption ayant quand même sorti certaines des plus belles folk-songs de ces dix dernières années. L’annonce de la sortie de ce nouveau disque provoqua même quelques soubresauts médiatiques. Malgré tout, Mowno cède rarement à la hype. Nous savions que, depuis ”The Sheperd’s Dog”, Iron & Wine quittait le cocon du folk pur pour s’essayer à de nouvelles couleurs. On aurait donc dû s’attendre à ce carnaval heureux avant même de le glisser dans la platine. L’artwork, réussi mais naïf, nous dévoile l’esquisse de Beam, les jambes dans l’eau d’une rive kaléidoscopique où les chimères de poisson-paons viennent s’abreuver. Nul doutait que le créationnisme avait fait quelques ravages. De là à voir Sam Beam s’identifier à Noé, il y a un pas que nous n’osions pas franchir. Allumé le Beam ? Illuminé, sans doute. De ses pérégrinations avec Lazare à ses prophéties cycliques, Iron & Wine ne nous épargne pas ses délires christiques que nous mettrons sur le compte de sa vie texane et de la culture américaine, pays réputé pour être l’élu du Tout-Puissant. Musicalement, ”Kiss Each Other Clean” reste surprenant. Plus proche du courant anti-folk - connu en France avec Herman Düne, Coming Soon voire l’immense Jeffrey Lewis - le groupe offre au moins cinq sublimes morceaux: l’enlevé “Me and Lazarus”, les exotiques “Monkeys Uptown” et “Rabbit Will Run”, “Big Burned Hand” et l’épilogue “Your Fake Name Is Good Enough For Me”, tous ayant pour point commun de signer le nouveau chemin pris, électrique et pop. Moins ascétique, cette nouvelle peau de Sam Beam est plus en chair, plus ronde et plus légère. Fini l’américana, Iron & Wine invite vibraphone, saxophone, s’essaye au funk, à l’éthio-jazz, comme si ce dernier avait subitement essayé les chaleureux studios d’Island Records avant d’étudier Getatchew Mekurya. Toutes ces pépites alternant avec cinq autres morceaux plus traditionnels et folk, qui raviront les spécialistes du genre, en laissant de côté les plus hermétiques. “Kiss Each Other Clean” est donc l’archétype même de l’album à digérer, confu lors des premières écoutes. Il dévoile au fur et à mesure ses plus belles surprises. Finalement, Iron & Wine nous impose de ranger notre mauvaise langue dans la poche car si le vin aurait pu tourner aigre, il prend finalement de l’épaisseur avec le temps. Voici un album qui devrait faire date. (mowno)
Cher Samuel,
Je dois te faire un aveu : cela fait quelque temps que je n'avais ignoré aussi superbement un artiste avec une cote d'amour comme la tienne. Que cela soit parmi les journalistes, les blogueurs ou le public, difficile de lire ou d'entendre quoi que ce soit de négatif sur ta musique. Et en même temps, un folkeux, barbu comme il se doit, et ancien prof de cinéma à la faculté de Miami, ça plaît beaucoup ces derniers temps. Mais voilà, pour ce qui me concerne, je suis complètement passé à côté. Pourtant, ne pas avoir ne serait-ce que posé une oreille sur l'un des disques de ton groupe Iron and Wine, avec la pub que t'ont faite le cinéma (juste retour des choses me diras-tu...) et les séries américaines à succès (House, Grey's Anatomy...), est un exploit en soi ! Alors quand j'ai appris que tu sortais un nouvel album en 2011, j'ai décidé de ne plus rester dans mon coin à faire la sourde oreille et je me suis jeté sur ce "Kiss Each Other Clean". J'ai comme tout le monde d'abord découvert le single, "Tree By The River", qui portait la promesse d'un album riche en belles mélodies. Bien que séduit par ce premier morceau, j'ai été également quelque peu rebuté par les arrangements un peu kitchouilles, façon America période tardive. Mais bon, il m'en faut plus pour me décourager. Quelque temps plus tard, j'ai enfin pu écouter les 9 autres titres de ce 4e LP. Et là, le constat fut double : les mélodies sont bien là, belles, délicates comme une caresse (comme sur le très beau "Godless Brother In Love"), mais par contre, pour l'orchestration, ça n'est définitivement pas ça. Tout d'abord, c'est quoi cette manie de vouloir systématiquement planquer ta voix derrières des effets douteux ("Walking Far From Home") ou sous des choeurs aussi envahissants que mielleux ("Half Moon") ? Et puis, il s'agirait de se choisir un style, non ? Car à l'écoute de ces 10 titres, j'ai entendu du Gomez ("Big Burned Hand"), du Herman Düne ("Rabbit Will Run") et même du Georges Michael ("Me And Lazarus")... mais trop rarement de l'Iron and Wine. Oh évidemment tu pourrais me rétorquer : "Mais sais-tu seulement, abruti, ce qu'est Iron and Wine ??? C'est quand même moi qui les écris ces chansons !!!". Eh bien oui Samuel, j'ai une bonne idée de ce qu'est Iron and Wine. Je l'ai découvert le 31 janvier dernier, au studio 105 de la Maison de la Radio, à l'occasion de ta première Black Session. J'y avais emmené ma copine qui, elle aussi, est fan de ta musique. Pas vraiment réticent et même plutôt heureux de revenir dans l'antre magique de Lenoir, je n'étais pourtant pas préparé à ce que j'allais entendre. Car les 70 minutes qui suivirent furent un véritable enchantement. Dépouillée de ses artifices, ta musique s'est enfin révélée à moi. La beauté de ta voix, ton charisme (malgré le pantalon de velours...), cette émotion que tu transportes et que tu parviens dès les premières notes à transmettre à ton public, le voilà le style d'Iron and Wine ! L'épure d'un timbre enchanteur présenté en son plus simple appareil, comme sur ce "Flightless Bird, American Mouth" où tu étais seul face à nous, osant à peine effleurer les cordes de ta guitare de peur que ce simple son ne perturbe la magie de ta voix a cappella. A nous faire regretter d'ailleurs que 3 musiciens soient finalement venus te rejoindre sur scène...Treize morceaux plus tard, j'ai rejoint la cohorte de tes fans. Tu nous as envoûtés et nous sommes sortis de la salle en chantonnant "The Trapeze Swinger", titre par lequel tu as magistralement achevé ta session et qui m'a sans peine tiré quelques larmes... Alors bien sûr, je ne suis toujours pas complètement convaincu par ton 4e album mais j'espère retrouver un jour la magie de ces quelques minutes passées ensemble sur un futur enregistrement studio. D'ici là, je te souhaite bonne route pour ta tournée qui s'annonce longue et je te remercie pour le merveilleux cadeau que tu nous as fait en cette froide soirée de janvier 2011. (popnews)
De deux choses l'une : soit on reprochera éternellement au barbu Sam Beam (Iron and Wine, c'est lui) de ne pas reproduire inlassablement ses premiers enregistrements d'un folk ascétique et murmuré, soit on lui saura gré de continuellement évoluer, en étoffant toujours plus sa musique et sa voix. On choisira la deuxième option. Car jusqu'ici, s'il peut parfois surprendre, Beam ne déçoit pas. Qui aurait imaginé que ce délicat barde se lancerait un jour dans l'électro pop cérébrale ou une variante de progressif un peu funk, un peu jazz ? Ça fait peur dit comme ça, mais ne fuyez pas. Sam Beam a assez de personnalité, et surtout de rigueur pour préserver, tout en s'entourant désormais de musiciens, la miraculeuse cohérence de son oeuvre mouvementée. Autrement dit, il évite brillamment l'éparpillement et l'éclectisme agaçants de son contemporain néohippie Devendra Banhart. Si Sam Beam faisait penser à quelqu'un par sa constance dans l'expérimentation, ce serait plutôt à Paul Simon. Fidèle à une écriture, un esprit, un regard sur le monde, ouvert à toutes les influences. Et si le vieux fan d'Iron and Wine peine au début à s'y retrouver, dans des titres évoquant l'univers de Brian Eno (l'incantatoire Walking far from home ou Me and Lazarus), aux relents d'afrobeat (Your fake name is good enough for me) ou au heavy groove 70's (Big Burned Hand), il pourra s'acclimater doucement à l'album en s'abreuvant à la source pure du magnifique Godless Brother in love : le timbre autrefois si frêle de Beam y atteint une intensité et une émotion qui laissent béat. (HC)