S’il est un artiste hors normes, touche à tout, inclassable, c’est bien John Zorn. Ses enregistrements s’affichent imperturbablement dans les rayons au rythme d’environ une sortie par mois, on estime entre deux et trois cents le nombre de ses albums.
John Zorn est un perfectionniste surdoué, un travailleur infatigable, il mène ses projets aussi loin que possible, bâtissant une œuvre qui s’apparente à un patchwork protéiforme, passant de la musique contemporaine au hardcore, des cartoons au rock, de la musique aléatoire à la musique de film, du jazz à la musique initiatique…
Son œuvre est très structurée et se décline en séries d’albums autour d’un projet plus général organisé autour d’une ligne directrice ou d’une ligne de force. En 1992, à Munich, il joue Kristallnacht, premier volet de la « Radical Jewish music ». Radical est ici à prendre au sens de « racines »: Il veut en finir avec la tragédie qui frappa le peuple juif, il faut solder les comptes et créer une nouvelle musique juive dont l’un des pôles sera New-York. La première édition du Cd sortira sur « Eva », un label Japonais, et sera très vite épuisée.
Cet album est d’une force et d’un impact exceptionnels, un objet précieux, à la fois violent et délicat. « Kristallnacht » (La nuit de Cristal) est le nom que l’on donne au pogrom contre les juifs qui se déroula dans la nuit du neuf au dix novembre 1938.Dans toute l’Allemagne, sous la supervision de Goebbels, les magasins et entreprises tenus par des juifs furent saccagés. Les lieux de cultes furent détruits, brûlés, on déporta trente mille personnes et on en tua plusieurs centaines, pour faire bonne mesure la communauté juive fut condamnée à payer une amende de un milliard de marks pour tapage nocturne… C’est le commencement de la Shoah …
John Zorn se saisit de ces évènements, il ne joue pas sur l’album mais dirige l’orchestre, entouré de fabuleux musiciens. Le premier titre « Shtetl » (Ghetto Life) évoque la nostalgie des temps anciens, Shtetl, c’est le village, la vie simple au rythme de la culture yiddish et des rythmes klezmer. La musique est d’une grande beauté, plongeant l’auditeur dans la nostalgie. Frank London à la trompette et David Krakauer à la clarinette, invités sur deux titres, se joignent à Mark Feldman pour planter un décor de plus en plus angoissant sur lequel un sinistre scénario se greffe. Les voix du discours nazi interrompent la quiétude et se mixent sur la musique, le discours d’Adolphe Hitler glace l’harmonie et l’innocence, ouvrant la porte à une violence insoutenable, petit à petit les accents de plus en plus douloureux du violon cèdent la place à la ruée brune.
Pendant ce temps le peuple Allemand écoute «Lili Marlene».
Ça y est, la peste brune est dans la rue, comment invoquer l’indicible ? La barbarie est en marche, scande et racle les moindres morceaux de chair désossée et dépecée, matière première pesée et soupesée, usinée à grande échelle pour un recyclage de l’innommable, point d’orgue de la « symphonie nazie » : l’holocauste.
« Never again » répond John Zorn, cette nuit de Cristal a été ainsi nommée par les Allemands eux-mêmes, de façon si poétique, pour évoquer les bruits des pas des passants marchants sur la vaisselle, les vitrines et les vitraux brisés qui jonchent le sol. Non jamais plus. John Zorn ne fait pas dans la demi-mesure, il met en balance son art, sa raison de vivre : la musique elle-même, seule façon à ses yeux d’évoquer le mal absolu. Les onze minutes quarante et une de « Never again » vont frôler l’inaudible, toucher à l’inouï, obligeant l’auditeur à une perception physique du malaise. L’écoute de ce morceau peut être crispante et même douloureuse. Un avertissement figure à l’intérieur du CD : «Attention Never Again contient des hautes fréquences extrêmes à la limite de l'ouïe humaine et au-delà qui pourraient causer des nausées, des maux de tête et des sifflements dans les oreilles. Une écoute prolongée ou répétée n'est pas recommandée et pourrait provoquer des problèmes aux oreilles - Le compositeur”. Sans craindre de dommages irréversibles, il vaut mieux éviter l’écoute en voiture ou au casque à un niveau élevé. La pièce consiste en une évocation de ces bruits de verres et de glaces brisées sur un fond sonore froid et glaçant, en restant toutefois à un niveau paradoxalement sobre et tout en tenue. Impossible de ne pas se sentir agressé et remis en cause, John Zorn ne vous laisse pas le choix et vous transforme en objet passif, obligé de subir. La force de sa musique vous transforme en témoin. Ici où là quelques pauses sont aménagées, litanies religieuses, violon nostalgique, puis retour de la barbarie. Ce titre à la force d’une expérience.
Place maintenant à Gahelet (la braise), le scénario évolue, évoquant d’abord le silence, la solitude et la désolation. Le prix de la survie. Puis la vie reprend, lentement, difficilement, de brefs signes d’espoir apparaissent. Cette renaissance est douloureuse et se nourrit de ses racines, des prières et des psaumes. La culture permet la renaissance.
Le morceau suivant, Tikkun (réparation), peut évoquer la création de l’état d’Israël, la pièce, très contemporaine, évolue autour d’un axe percussions, guitares et violons qui dialoguent et s’interrogent, interrompus à un moment par une joyeuse envolée folklorique. Une partie de la diaspora juive retourne vers le berceau historique.
Tzfia (regard vers le futur) est représentatif de l’écriture de John Zorn, l’impression ressentie est la même que celle face à un collage et un montage de bandes qu’aurait pu effectuer Teo Macéro pour les œuvres les plus électriques de Miles Davis. Sauf qu’ici de « collage », il n’y a point. Tout est virtuosité et complicité entre le chef et les musiciens, tout est dans le «geste» et la compréhension du code. On bascule d’une évocation à l’autre, les séquences s’enchaînent et les styles s’entrechoquent, rock, psaumes, ensemble à corde, musique dramatique, sonorités angoissantes, prières entrecoupées par les interventions des bois et des cordes frappées du violon, retour du rock torride et de l’électricité, nouvelle intervention des cordes et des sonorités klezmer, brève irruption des instruments à vent qui ferment la pièce. Ce morceau évoque semble-t-il la difficulté de vivre la culture judaïque et les problèmes liés à l’assimilation.
Barzel (le fer) dénonce cette fois-ci les problèmes liés à la montée du fanatisme juif et aux problèmes engendrés par les fondamentalistes et les intégristes religieux. La musique se fait chaotique, répétitive : John Zorn déclenche l’alarme !
Gariin (le noyau) a un côté martial avec ses percussions aux séquences variées dans les sonorités et répétitives dans le rythme. Les sons électriques de la guitare de Marc Ribot strient le morceau et provoquent une lente montée de sève tandis que la basse reste imperturbable. Quel contraste avec le reste de l’album, on sent poindre déjà les couleurs musicales qui structureront bientôt le génial groupe Masada, son ensemble le plus populaire, qui se déclinera bientôt en plusieurs ramifications. C’est également dans la foulée de la sortie de Kristallnacht que John Zorn fondera son propre label « Tzadik », refuge prolifique des musiques différentes, alternatives ou expérimentales. Ainsi de nombreux artistes provenant du monde entier pourront s’y exprimer en toute liberté.
Kristallnacht est album pivot et fondateur dans l’œuvre de John Zorn, ce n’est sans doute pas le plus accessible, mais il détient l’« aura » et la force incomparable des pièces maîtresses. Un album qu’il faut avoir écouté.