L.A. Woman
8
L.A. Woman

Album de The Doors (1971)

Cela aurait pu être l'album de la renaissance, du retour aux sources plutôt.

Après les errances des précédents opus, trois Doors d'un côté et Morrison de l'autre, un producteur s'échinant à recoller les morceaux (avec d'ailleurs de très beaux morceaux, tous les albums des Doors sont intéressants), LA Woman ramène le groupe à l'énergie initiale, celle des bases du blues et du rock. Morrison, qui a consciencieusement enfoui l'image du sex-symbol dans l'alcool, derrière une grosse barbe et un ventre proéminent, trouve un regain d'énergie. Il prendra même du plaisir à enregistrer l'album, à côtoyer à nouveau les trois autres. Le producteur, lui, n'en peut plus. Paul Rotschild quitte le navire, particulièrement déçu par le mode de travail (peut-être les bières de Morrison) et par des morceaux qu'il qualifie de "cocktail music", Lover her madly, et surtout Been down so long, chanson qui charrie les accords et même les mots les plus éculés du blues. Exit Paul Rotschild donc, arrive un nouveau producteur, excellent ingénieur du son, Bruce Botnick, puis deux musiciens réputés, Marc Benno à la guitare rythmique sur les morceaux les plus bluesy et Jerry Scheff, bassiste d'Elvis Presley, très apprécié de Morrison qui apportera à des morceaux tels que LA Woman, Been down so long ou Hyacinth House un supplément de densité et d'âme. On reprend un ancien titre, l'America (refusé par Antonioni pour Zabriskie Point, "on lui avait fait peur"), une chanson du maître bluesman John Lee Hooker (Crawling king snake, le Roi Lézard ne pouvait pas le rater), on plonge dans les cahiers de Morrison pour nourrir les textes des chansons, Riders on the storm, the WASP ...L'album sera enregistré en une semaine, alors que les précédents enregistrements étaient interminables, dans le cadre presque familial de leur salle de répétition et pas en studio, et dans une ambiance festive.

Ce sera l'ultime album des Doors.
(Et avant de s'éclipser définitivement à Paris, Morrison avait déjà décidé d'en finir avec le groupe - et même le rock)
Et les mots de Hyacinth house, on y reviendra, sont presque prémonitoires -

I'll say it again
I need a brand new friend - THE END.

Les chansons de LA Woman se partagent en trois grandes catégories :
- les purs morceaux de blues : Been down so long, Cars hiss down by my window et Crawling king snake (unique reprise de l'album.) L'apport de la guitare rythmique de Marc Benno offre une plus grande liberté d'action à Robbie Krieger qui peut s'offrir de jolis échanges avec ce dernier et avec Jerry Scheff sur ces trois morceaux, sur Love her madly ou sur the Changeling. Been down so long, la seule chanson de toute l'oeuvre des Doors où Ray Manzarek soit totalement absent est peut-être la plus intéressante dans cette catégorie, pour les échanges entre les trois guitares, et son rythme bien plus rapide, entre blues et rock, porté par la voix de Morrison;
- les chansons "intermédiaires", entre rock et pop, où Morrison tout à tour, parfois sans transition, se fait rocker ou crooner : l'America, déjà évoquée, très martiale; the Changeling, très rock, avec les petites touches de piano, très subtiles, diffusées par ray Manzarek; cette chanson rejoint aussi LA Woman ou Riders on the storm, comme road song, long travelling presque cinématographique ; Love her madly, composé par Robbie Krieger, selon une formule plus pop et peut-être plus commerciale, dans la veine des premiers grands tubes des Doors, Light my fire ou Love me two times; et enfin, la très délicate et très remarquable Hyacinth house, où les variations de la voix se font impressionnantes, qui s'achève sur une très belle fusion entre guitare et orgue, et dont les paroles ouvrent des perspectives vertigineuses.
- Enfin les trois oeuvres majeures, presque à la façon des anciennes suites des premiers albums, organisées autour du texte et de la voix de Morrison (the WASP, où l'on apprécie aussi les très beaux solos successifs de la guitare et de l'orgue), au contraire très largement instrumentale (Riders on the storm, bercés par les vagues du piano électrique), ou absolument complète, LA Woman, une des plus belles chansons jamais composée par les Doors.

Tous les musiciens s'y retrouvent : la voix de Morrison en premier lieu, à la fois surpuissante et posée, presque paisible, avec les habituelles relances criées, jamais hurlées, toujours en place, la voix de la maturité, bien plus vieille que son âge réel, presque sereine; la guitare de Krieger, soulagée par la présence de la guitare rythmique, parfois discrète, intervenant bien plus en arpèges très subtiles qu'en longs solos; John Densmore, comme toujours, cogne, mais de façon moins pesante que dans les précédents albums, il retrouve l'énergie primitive, accompagne sagement l'ouverture de the WASP avant de littéralement le propulser, d'amplifier le texte hallucinant et de préparer les solos des deux instrumentistes; et c'est Ray Manzarek, qui est la grande révélation de l'album, entre piano électrique et orgue hammond, rythmique sans faille, solos très personnalisés, lutte et fusion avec la guitare de Krieger, jusqu'aux somptueuses perles jazzy de Riders on the storm.

Demeurent, évidemment, les textes de Morrison, sans doute marqués par son histoire personnelle récente (faite de dépressions et de ruptures sévères avec sa compagne) ou bien plus ancienne (the Changeling évoque peut-être ses origines, l'incommunicabilité avec sa famille et il y a peut-être une parenté entre le tueur de Riders on the storm et celui, pas si lointain, de The End). Il me semble parfaitement vain de vouloir traduire, expliciter chaque phrase, chaque image ... Il suffit de se laisser prendre par celles-ci. Même si the WASPP évoque (selon Morrison lui-même) une radio libre à la frontière mexicaine et l'image d'une enceinte giganteque posée en plein désert, le flot des images demeure proprement surréaliste, la voix tonne, fait claquer phrase et mots aux temps forts : "this is the land where the pharoah died ... stoned-immaculate ..."
"Listen to this I'll tell you about heartache / I'll tell you about heartache and loss of God / I'll tell you about the hopeless night / The meager food my soul forgot / tell you about the maiden with wrought iron soul".
La jeune fille à l'âme de fer forgée ...
De même, si le texte de Riders on the storm peut sembler relativement simple, il est extrêmement difficile d'en connecter les divers éléments - entre les cavaliers dans la tourmente (les Doors eux-mêmes ?), le tueur, très inquiétant, sur la route, l'interpellation à la femme aimée, les bruits de voiture (un accident ...) et d'orage, et les nappes du piano, évoquant la pluie, et qui donnent à la chanson sa dimension d'éternité.
LA Woman ne doit pas non plus être interprétée à la lettre, on s'y perdrait pour rien. Il s'agit d'une errance en automobile dans Los Angeles, passant par les bars les plus louches - une errance dans laquelle l'image de la ville et celle de la femme finissent par se confondre. Aux temps forts de la chanson, à la fin de chaque couplet (ou de chaque stance), la mise en continuité des mots peut composer un magnifique poème, presque un haiku, et l'essentiel est dit
City of night ... into your blues ... so alone ... city of night ...

Et puis il y a l'intervention, un peu déplacée, grasse, très rock aussi de Mr Mojo (dans une partie qui n'est sans doute pas la meilleure de la chanson : Mr Mojo risin (anagramme parfait de Jim Morrison)., et hommage peu discret à Popaul renaissant. Après les longs temps de déprime, c'est aussi l'affirmation de la vitalité retrouvée, la remontée de sève.
Très provisoire.

On terminera sur le texte très singulier, de Hyacinth house : qui est l'homme évoqué au début de la chanson, l'ami recherché : I need a brand new friend who doesn't bother me ? Hyacinth, c'était aussi le nom qu'Oscar Wilde donnait à ses jeunes amants.
Et le mystère du texte nous amène presque à Nostradamus, la fin est proche et les mots très troublants : la vision de la salle de bain, d'une personne proche, qui va le suivre ... Et enfin l'écho frappant à la grande suite des origines, When the music's over : "Music is your only friend - until THE END" ici, "I need a brand new friend - THE END", là.

Le disque est parfait et la fin est là.

Paris est proche et Jim Morrison s'apprête à refermer les Portes.
pphf
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le 1 sept. 2013

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