Autant vous prévenir tout de suite : si vous pensez qu’il n’y a pas de crise écologique sur Terre (ça existe encore ?), que vous êtes persuadé.e que l’argent peut résoudre tous les problèmes (ça existe aussi ?) et que vous avez accroché un portrait de Friedrich von Hayek au-dessus de votre cheminée (ça n’existe pas, j’en suis sûr), passez votre chemin. Ou plutôt, écoutez simplement la chanson d’épilogue « Si tu penses un peu comme ça » pour vous faire rembarrer poliment. Sinon, bienvenue dans l’univers musical et politique des Cowboys Fringants !


A l’aube du troisième millénaire et de ses turpitudes, ce groupe a apporté un vent frais au Québec où il a rencontré un succès phénoménal. Leur succès s’est propagé en France où leur accent contribue sans doute au charme de leurs chansons. Mais c’est surtout la sensation paradoxale de calme et de révolte qu’ils dégagent qui en fait un groupe à part.


La musique du quintette balance entre le folk et le rock, ils se disent fans de Renaud et influencés par de nombreux groupes francophones. Après les péchus Motel Capri et Break Syndical et avant de nouveaux disques plus posés, La Grand-Messe constitue l’apogée de l'oeuvre de ce groupe écologiste, altermondialiste et souverainiste.


Excepté peut-être « Ma Belle Sophie » qui est un peu soporifique, toutes les chansons sont de qualité, voire de grande qualité. Bien sûr, impossible de faire l’impasse sur les textes. Même sans forcément partager l’entièreté des convictions de nos amis transatlantiques, et en concédant qu’on trouve ici ou là quelques lieux communs (qui ne sont cependant pas forcément acquis pour tout le monde…) et raccourcis, on ne peut qu’admirer la justesse et la poésie des paroles composées par le guitariste Jean-François Pozé et chantées par l'inexpugnable Karl Tremblay.


Dans le genre collapsologue, « Plus Rien » relate la détresse et les souvenirs du « dernier humain de la Terre » après que ses semblables aient progressivement détruit la planète par leur folie cupide. Ce texte poignant du début à la fin se conclut ironiquement par un adieu à une humanité qui a cessé d’exister. « Au fond, l’intelligence qu’on nous avait donnée n’aura été qu’un beau cadeau empoisonné », constatent-ils amèrement.


Toutes sortes de sujets, politiques ou non, sont abordés. « Les Etoiles Filantes » est une chanson gentille sur le cours de la vie et "notre petit passage dans ce monde effréné", tandis que « Lettre à Lévesque » est dédiée à ce défunt Premier ministre souverainiste qui a inspiré le groupe dans ses idées, exprimées ici sans la moindre ambiguïté mais sur le mode de la réflexion plutôt que du manifeste. « Camping Sainte-Germaine » raconte une histoire très drôle, et « Hannah » une histoire très triste. Ainsi, La Grand-Messe oscille entre solennité et légèreté, le ton global de chaque chanson étant donné dès les premières mesures.


Mais cet album n’est pas uniquement un album de « chansons à texte ». Il est aussi digne d’intérêt pour sa musicalité. En témoigne l’existence de deux instrumentaux fort plaisants, la mélancolique « Intro » et le fougueux « Shish Taouk ». Les Cowboys Fringants, à leurs débuts, n’étaient pas des musiciens expérimentés mais « y faut ben comme de raison que tu commences en quecqu’part ». Ils ont appris en s’entraînant et sont parvenus à imposer leur propre style, caractérisé par la prédominance des sonorités acoustiques les plus diverses et par des soli endiablés entre les riffs.


Si leur musique est si riche, c’est surtout grâce aux talents de la virtuose Marie-Annick Lépine, qui fait des choses fantastiques avec toutes sortes d’instruments : piano, flûte, orgue, violon, xylophone, accordéon, mandoline, banjo… Il y a un passage instrumental grandiose sur le décapant « Si la vie vous intéresse » où la section de cordes est habilement soutenue par la batterie de Dominique Lebeau, la basse de Jérôme Dupras et la guitare de Jean-François Pozé, ce qui constitue un moment privilégié de « calme » menaçant au milieu de cette diatribe enflammée contre la « grosse cage aux barreaux dorés » qu’est notre société de consommation.


La musique et le sens ne font qu’un : au milieu de l’album, on croirait voir « La Reine » s’affairer pour aider les plus pauvres rien qu’en étant sensible au rythme empressé et à la mélodie très convaincue de la chanson. Sur « Plus rien », on peut interpréter l’évanouissement progressif de la guitare et des percussions comme respectivement la chute des mouches évoquées de manière récurrente et la mort cardiaque du dernier homme. Sur « Hannah », le violon matérialise les embardées de ce « cœur comme un poids lourd qui s’engloutit dans sa misère ». Quant au malaise de « Cet Temps-Ci », il est perceptible à chaque note d’harmonica.


Les Cowboys Fringants montrent de grandes capacités dramaturgiques en sachant faire cohabiter douceur et puissance, énervement et espoir, beauté et désillusion. Certaines chansons montent en puissance de façon assez impressionnante, notamment « Plus Rien » et « Si le Vie Vous Intéresse », les deux titres les plus forts de tout le répertoire des Cowboys Fringants.


L’art du portrait est manié avec brio, que ce soit à des fins sérieuses sur « Ti-Cul » ou juste pour le plaisir sur « Symphonie pour Caza ». Si le groupe aime les portraits d’humains, c’est sans doute parce qu’au fond il aime les humains. Mais il raffole surtout des portraits de la société, pour en conscientiser l’aspect vicié sur des morceaux comme « En attendant (Le Réel de Nos Gens) » ou « 8 Secondes ». Sur ce dernier, on trouve vers la fin un break calme qui laisse rapidement la place à un nouveau couplet et à une outro enragés, puisque il ne s’agit pas de geindre mais de s’insurger contre ce système injuste où les décideurs, ne pensant qu’à leur profit, iraient presque jusqu’à privatiser nuages, oiseaux et glaciers. « Citoyens, l’avenir commence asteure ! ».


La Grand-Messe est donc un appel à la révolte. Mais l’engagement ne se réduit pas à des opinions politiques : il concerne la manière d’aborder la société, les gens et la vie en général. La dimension poétique, qui sera développée ensuite par le groupe, n’est pas à négliger. Sans jamais traiter l’auditeur comme un idiot, les Cowboys Fringants le prennent à témoin et l’invitent à considérer leur point de vue de manière à la fois réfléchie et émotionnelle.

Créée

le 17 mai 2020

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