Au beau milieu des années 1970, un chanteur aux allures de Gavroche avait attiré l’attention dans l’Hexagone pour déclarer son amour de Paris et sa haine des Français. Son deuxième album, sorti en 1977, constitue la suite rêvée du premier essai et dépasse aisément le demi-million d’exemplaires vendus : voilà Renaud lancé vers une belle carrière musicale. Quant à son titre, certains retiennent Place de ma mob (inscription figurant sur l’album), d’autres soutiennent que le véritable titre est Laisse Béton, qui est aussi celui de la première et plus célèbre chanson de l’album. Sur la base très simple et efficace de deux accords de guitare accompagnés de quelques grigris qui donnent du corps à l’ensemble, "Laisse Béton" raconte de manière captivante l’histoire d’un loubard raté qui se fait dépouiller de tout son attirail (bottes, blouson et futal) sous la menace d’un plus fort que lui.
Par certains aspects, ce deuxième album est dans la continuité du précédent. Les sympathiques « Jojo le Démago » et « Germaine » brossent à coup d’accordéon des portraits de personnes que Renaud était susceptible de rencontrer tous les jours, dans la pure tradition de la chanson populaire française. La première frôle l’évocation du monde politique, tandis que la seconde nous parle d’amour sur le même mode que les Beatles chantant « I’m Happy Just to Dance With You ». En entendant ces chansons, on croirait assister à un spectacle de rue. C’est encore un album parisien qui nous est présenté, comme en témoigne sa deuxième chanson « Le Blues de la Porte d’Orléans », qui ne craint pas de se servir de la musique blues pour revendiquer l’autonomie du quatorzième arrondissement. Le présent d’énonciation et l’immédiateté des guitares donnent le sentiment d’y être.
Toutefois, les choses ont changé : Renaud s’identifie moins aux Gavroches des ruelles qu’aux « blousons noirs » qui effraient les bourgeois et défraient la chronique. Avec « Buffalo Débile », la légèreté s’est envolée : on a plutôt l’impression d’être dans un intérieur cossu où un mauvais cambrioleur a trouvé un piano à queue dont il se sert pour chanter les tourments de sa vie minable. Mine de rien, une bonne moitié des chansons de l’album raconte plus ou moins l’histoire de loubards ridicules, ratés ou finis. Et comme ceux-ci sont censés traîner en bandes, « Je suis une bande de jeunes » joue sur le terrain de l’imagination fantasmagorique pour mettre en valeur la solitude, tandis que « La Bande à Lucien » clôt l’album de façon mélancolique, faisant le pont entre le présent et le passé de toutes ses jeunesses en marge. Sociologue des banlieues, Renaud en fait vivre le quotidien par ces mélodies accrocheuses qui vous restent dans la tête. Langage argotique et accumulation de détails réalistes sur le monde urbain sont au rendez-vous pour rendre ce témoignage inoubliable.
Là où l’artiste se montre le plus juste et le plus percutant, cependant, c’est quand il adopte une voix davantage causante que chantante pour restituer l’état d’esprit des personnages qu’il décrit. Cela donne en particulier deux chansons grandioses, belles et poignantes, sur ces humains perdus dans leur monde. Le titre de l’inénarrable « Chanson du Loubard » parle pour elle : jamais la biographie d’un « loubard périphérique » n’avait été envisagée avec autant d’acuité. « Les Charognards », quant à elle, est basée sur une expérience vécue : Renaud avait été témoin de l’arrestation de deux malfrats nocturnes par la police et des réactions des passants lorsque l’un d’eux avait été abattu. Arrivé chez lui, il a écrit cette chanson en se mettant à la place du mourant de la rue Pierre Charon, donnant une vision circulaire de ces bons citoyens qui font des commentaires plus blessants encore qu’une balle de revolver. Représentatifs de la face sombre d’une France où les thèses xénophobes d’extrême-droite trouvent des cervelles où s’implanter, ils sont éclipsés un temps par la chaleur du cœur d’une jeune fille en pleurs qui permet de redonner espoir. « J’ai des millions d’étoiles/Au fond de mon caveau», conclue le narrateur.
Oui, Renaud s’affirme comme poète sérieux et engagé, et sa musique a déjà acquis toute sa maturité. Cependant, il conserve son côté boute-en-train et ressort sa panoplie d’outils pour amuser le public. Avec des mots, comme sur la courte et drolatique « Mélusine » entièrement composée de couplets, où il se met à faire des commentaires sur sa propre chanson. Avec l’art du récit cocasse, comme sur « La Boum » où il se propose de raconter sa réaction à une soirée nulle (il n’y a à boire que du Coca, c’est tout dire !) et fait intervenir d’autres voix. Ou encore lorsqu’il lance un inattendu « Il y a le feu au studio, je continue ? » entre deux chansons. « Adieu Minette » est, dans le registre léger, un sommet de l’album. La mélodie soignée, les chœurs héritiers des Beach Boys, cette liberté nonchalante dans la fin des syllabes, tout au niveau de la forme est idéal pour rendre agréable cette histoire cruelle et parfaite d’un amour impossible (ils n’étaient « pas nés d’une même côté de la bourgeoisie »), qui passe par toute les étapes du schéma narratif. La recherche d’élégance du style est à la fois respectée et moquée lorsque Renaud chante « poser tes rames sur le rivage… c’est une image ». C’est aussi dans cette foire du second degré et de la formule juste que naît la fameuse expression « presque aussi con que des militaires ».
Cet opus est donc un « album de loubard » de qualité certifiée. Il démystifie pas mal de choses sitôt entré sur le terrain, mais moins cependant que l’album qui suivra (Ma gonzesse). Laisse Béton est une plongée désillusionnée au cœur d’un cadre spatio-temporel précis, qui amène à aborder des questions universelles. Cette tranche de l’histoire sociale de la France n’est rien à l’échelle de l’Humanité, mais représentait beaucoup pour Renaud Séchan. Tellement qu’il y a consacré plusieurs disques.