S'il y a bien quelque chose que Sun Ra ignore, ce sont les limites. Qu'elles soient d'ordre vestimentaire, ou musicale, le pianiste est allé toujours plus loin dans le cosmos et l'inconnu. Et pour cause, il prétend venir de Saturne, porte des accoutrements hors du temps (littéralement http://www.theparisreview.org/blog/wp-content/uploads/2013/05/SCN_0114b.jpg ) et va prêcher une philosophie cosmique qui va donner ses lettres d'or à l'afrofuturisme, à tel point qu'il va renier qu'il s'est un jour appelé Herman Poole Blount : "That's an imaginary person, never existed … Any name that I use other than Ra is a pseudonym."
Mais ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est que tout son univers se retrouve dans sa musique. Après des débuts relativement contenus et s'inscrivant bien dans la tendance modale, avec quand même une certain plaisir à lorgner du côté du free jazz (The Futuristic Sounds of Sun Ra), il va péter les plombs avec The Heliocentric Worlds of Sun Ra, enregistrer des dizaines et des dizaines d'albums avec son Arkestra et même réaliser un film concept autour de son album Space is the Place.
Et dans cette longue liste d'albums, Lanquidity brille comme un diamant écorché. Ici Sun Ra baisse le ton et se laisse aller à la complainte. Le morceau éponyme commence par quelques notes disséminées au piano, étonnamment claires et belles avant de se laisser rejoindre par des cuivres plus âpres, abîmés et définitivement tristes, emmenés par une rythmique rampante, trébuchante, qui pas à pas nous mène au trou noir. Si par la suite Where Pathways Meet se montre plus vigoureuse, elle convie avec elle une certaine dimension tragique qui confine à l'inéluctable.
That's How I Feel se concentre à son tour, comme son titre l'indique, du côté de l'intime. Les mélodies s'y font plus douces, et, emportés par une basse funk surprenante, les solos de cuivre et de guitares s'enchaînent gravement sous les notes timorées s'échappant du clavier électronique de Sun Ra, comme d'une pluie d'étoiles filantes. Puis dans les cendres de celle-ci s'éveille Twin Stars of Thence, qui reprend une construction funk et achève d'envoyer l'album au firmament au moyen de solos bien inspirés, avec des sonorités toujours contenus entre le grave abyssal et des aigus très doux, à la manière de l'univers infini, constellé de points lumineux.
Finalement, c'est dans une dernière complainte que se termine l'album. There Are Other Worlds (They Have Not Told You Off), le plus long morceau de l'album, s'éveille dans un râle désespéré et reprend une construction proche du premier morceau. Pas à pas, on pénètre dans un monde inconnu et grave, jusqu'à ce que des voix sorties d'un film de science-fiction se mettent à chuchoter, crier, clamer encore et encore le titre de la chanson de plus en plus fort tandis que la rythmique se déconstruit au fur et à mesure que l'espoir s'éteint, comme une supernova dans le silence assourdissant de l'espace.