Lateralus
7.9
Lateralus

Album de Tool (2001)

En 2001, j'avais tout juste dix-neuf ans. C'est important, dix-neuf ans. C'est la dernière respiration avant le vrai saut dans l'âge adulte. C'est la dernière fois qu'on peut mettre nos conneries sur le compte de la jeunesse. Oh que ce n'était pas simple, de devenir grand, adulte!
Surtout en matière de musique, ca se fait forcément dans la douleur, dans les erreurs et les errements.

Un beau jour de Juin, j'étais au rayon disque d'un grand magasin culturel, le genre que j'évite maintenant soigneusement. Erreur de jeunesse.

J'avais du pognon dans les poches, ce qui arrive rarement, même encore maintenant, et j'avais envie d'acheter deux disques, comme ça, sans savoir précisément quoi.
Alors, je fouille dans les bacs,picorant légèrement, ci et là, à la recherche de mon bonheur, et puis je tombe sur cet album, en premier. Lateralus. Hmmm...
Je le prends illico, ayant adoré les singles d'Aenima et ne connaissant de Tool que ces derniers. Erreur de jeunesse.

Je continue ma fouille, et tombe sur... Linkin Park. J'avoue sans honte qu'à l'époque insouciante et joyeuse de ma puberté enfin terminée, je n'avais pas encore affûté mes goûts à la lame du bon sens et de la haine, et il m'arrivait d'écouter des merdes. Des grosses. J'aimais les singles, aussi. J'hésitais quand même, le Double de Lofofora me faisait du gringue. Pas assez pour prendre les trois. Erreur de jeunesse.

J'achète donc ce jour Lateralus et Hybrid Theory. Demie-erreur de jeunesse.

Je rentre, guilleret, content, les poches vides mais heureux, anticipant déjà le moment où j'allais insérer les galettes dans le lecteur cédé, pousser le volume, et m'installer dans mon canapé, une bière à la main et une clope dans l'autre. Oh la putain d'erreur de jeunesse.

Je finis par rentrer, et sors donc Hybrid Theory de son blister, puis le file à bouffer au lecteur, le livret n'ayant strictement aucun interêt.
Premier morceau, un single, ouais, bof. Deuxième morceau...
Ah ouais, ouais.... Bof.
Troisième, pareil. Bof. Le plus soft, de mémoire. Et ainsi de suite. Je reste sans voix, avec cette boule au bide qui indique indubitablement que je viens de me faire niquer. Je regarde le prix. 19€
19\. Qui auraient pu me servir à au moins quatre kebabs. Trois paquets et demie de clopes. Des trucs utiles, quoi. Je suis devenu adulte pile à ce moment là. Devenir adulte, c'est apprendre à savoir quand on vient se faire enculer. Et là, je suis devenu adulte, façon porno gay allemand. Le truc avec les mecs aux bras huilés jusqu'à l'épaule, vous voyez?

Bref, je me lève douloureusement pour retirer le cédé et exécuter la sentence : vide-ordure, direct. Je ravale une larme, boys don't cry.

Un peu fébrile et inquiet je déballe Lateralus. Le contact est déjà un peu plus intrigant : le livret est composé de feuillets transparents sur lesquels s'affichent en couche successives différentes coupes, façon écorché anatomique, Peau, nerfs, muscles os, mandalas, spirales et troisième oeil. Résumé parfait de ce qui m'attend. Un tantinet rassuré, je lance donc la première piste.

Et je ne redescend plus pendant 76 minutes. C'est long, comme ça, 76 minutes. Essayez donc de ne rien faire, ou mieux, de prendre sauvagement votre copine en levrette pendant 76 minutes, vous verrez. Lateralus fait passer ces 76 minutes de levrette sauvage comme un rêve, en un rien.

Sitôt la dernière piste terminée, une sorte d'imprécation démente d'un malade visiblement un rien parano sur les extraterrestres, je n'ai qu'une envie, relancer. Ce que je fais. Et s'écoulent encore 76 minutes. Je passe ainsi une immense partie de la journée et de la nuit, à me plonger dans les entrailles chaudes et palpitantes de cet album labyrinthe. On peut se perdre dans cet album, pour de bon, et n'en ressortir qu'après une lutte acharnée et considérablement amaigri, l'oeil hagard et le souffle court.

Où commencer... Par la voix de Maynard, dont la versatilité et la puissance ont fait un immense bon depuis Aenima? Par le jeu de Danny Carey, ici sublimé, groovy, destructuré, hallucinant de polyrythmies et de signatures de temps tordues, de finesses disséminées ici et là? Par le couple basse/guitare, assurant une rythmique implacable d'un côté et des riffs tortueux et torturés? Par l'ensemble alchimique qui démontre que l'alchimie existe? Des compositions à tiroir et alambiquées sans être progressives au sens Dreamtheateresque du terme, une émotion brute, livrée tripes et âme par le groupe, des plans déments, des moments d'accalmie à frémir d'anticipation? Que nenni, mes bons, cet album est bien plus que l'ensemble des éléments qui le composent. C'est un véritable voyage auquel le groupe invite l'auditeur, c'est une claque dans la tronche, au sens vrai du terme, avec des passages hargneux et rentre-dedans (Parabola, Ticks & Leeches), c'est la caresse d'une femme sur la joue (Disposition), c'est un trip chamanique (Reflection, Lateralus), c'est un vampire avide (The Patient), c'est élégant et couillu à la fois (The Grudge), c'est mathématiquement parfait (Schism, Lateralus)

C'est tout ça à la fois. Ma toute jeunesse n'était pas de taille à affronter ce truc. J'avais ouvert une méchante boîte de Pandore. Tool, c'est l'âge adulte qui commençait, c'était ma découverte d'un metal à la fois cérébral et musclé, où les musiciens sont aussi bons techniciens (Danny Carey est unanimement reconnu comme l'un des meilleurs batteurs vivants ) que des génies de la compo, d'une musique qui pouvait se faire racée et élégante sans perdre sa sauvagerie, c'est un groupe qui ne fait aucune concession, et qui peaufine chaque suite d'accord, chaque plan, chaque interlude même, jusqu'à livrer un diamant colossal et pur. Je suis dithyrambique, oui, clairement, mais à l'âge que j'avais, c'était une épiphanie. Alors que je pensais le connaître par coeur, je tombais sur de nouveaux éléments à chaque écoute, je découvrais en même temps que la musique les milliers d'interprétations possibles des paroles, et j'essayais de comprendre en plus de ressentir.


Tool m'a initié avec cet album au fait que la musique pouvait non seulement divertir, mais également faire penser, réfléchir, dépasser les préconceptions et les préjugés, à condition d'y mettre du sien . J'en suis ressorti plus âgé, peut être grandi.

J'ai fait des erreurs de jeunesse, un sacré paquet, même, et Lateralus m'a offert l'expiation. Dix ans ont passés depuis, j'ai pris des coups et des rides, mais je me replonge dans cet album avec l'enthousiasme et la foi dont je faisais preuve à l'époque, et je trouve à chaque écoute la solution pour transformer l'or en plomb.
eukaryot
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le 2 avr. 2012

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eukaryot

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