j'ai écouté l'album et cette critique concerne donc davantage le disque en entier qu'un morceau en particulier
Il y a longtemps, au temps des traditions orales, la poésie était de la musique. Les rimes et les pieds permettaient de retenir plus facilement un texte qu'on transmettait ainsi de génération en génération. Avant d'être écrites, les grandes histoires (l'Odyssée, l'Iliade, Gilgamesh) étaient des poèmes racontés depuis des temps immémoriaux. On a de bonnes raisons aujourd'hui de penser que l'Odyssée et l'Iliade, par exemple, sont des assemblages de textes écrits bien avant le 8e ou 9e siècle avant Jésus-Christ et qu'Homère est peut-être un personnage fictif ou le nom d'une troupe qui chantait ces vers au moment où ils ont été mis la première fois par écrit. Il est presque certain que les 25 000 vers qui composent ces deux œuvres aient été transmis de génération en génération de manière orale par des musiciens dont le rôle était d'apprendre et de jouer ces œuvres devant un public qui avait envie de se souvenir des grands moments qui ont composé l'histoire de leur peuple.
Car à l'époque, poésie, musique et histoire ne faisaient qu'un. Tous les mythes ont probablement un fond historique et c'est ce qui rend ces récits tellement captivants.
Avec l'invention de l'écriture, les grands textes ont peu à peu constitué la bibliothèque de l'humanité. Petit à petit, la poésie n'avait plus besoin d'être récitée pour être sauvegardée. Elle s'est séparée de la musique et de l'histoire pour prendre une place à part et au fil des siècles une place de plus en plus restreinte dans le cœur des gens. Elle est devenue incompréhensible à la plupart des individus à partir du 20e siècle avec des poètes comme André Breton, Aragon ou Éluard qui ont travaillé sur la sonorité des mots pour, peut-être, revenir à l'essence de la poésie qui était la musique mais ont oublié le sens qui était indispensable pour faire de cet art un genre populaire à l'aube de l'humanité.
Beaucoup d'artistes, en particulier en France, ont tenté de marier à nouveau la poésie et la musique avec plus ou moins de réussite. Gainsbourg l'a fait avec succès en reprenant quelques phrases que beaucoup de gens lui attribuent (Je suis venu te dire que je m'en vais), il a également mis en musique de manière plus solennelle Le Serpent qui danse, car lorsqu'il s'agit de faire de la musique avec de la poésie, il faut faire dans le grandiose! Ferré a fait cela aussi. La poésie ce n'est pas de la variété, n'est-ce pas? Et rares sont ceux qui ont osé aborder le genre avec beauté et simplicité. Il y a des exceptions, bien sûr, comme Lavoine qui a mis en musique Le Pont Mirabeau, mais le plus souvent les notes sont graves, et le ton est sérieux. Dans ce cas-là, la musique surcharge le poème, elle fait du gras autour du joyau.
Les Frangines ont choisi le chemin inverse. Leurs mélodies sont belles et simples, leurs orchestrations sont acoustiques et légères, les mots coulent comme de l'eau.
Il y a au moins une bonne moitié de ces chansons qui m'ont bouleversé. En les écoutant, j'ai découvert pour la première fois la beauté du texte d'Hugo "Demain, dès l'aube", un poème qui ne m'avait touché qu'à moitié lorsque je l'ai appris à l'école. "Tu seras un homme, mon fils" est un texte que j'ai toujours adoré et la façon dont Les Frangines l'ont mis en musique réussit l'exploit de le rendre encore plus fort à l'écoute qu'à la lecture. Elles retrouvent le rythme des vers, la musicalité simple et touchante qui était sous-jacente dans Le Dormeur du val. Elles auraient pu appuyer les mots avec des notes graves pour souligner le sujet dramatique du soldat dont le corps est couché dans la prairie. Mais non, elles ont eu le flair de prendre le chemin inverse en composant une mélodie aérienne et légère pour mettre en valeur le calme étrange qui flotte au-dessus du poème. La chanson "Liberté" est entraînante comme le mot, elle engage à bouger, à sortir de chez soi pour aller la trouver cette belle liberté !
Il y a beaucoup d'autres poèmes dans ce disque que je vous encourage à découvrir, et vous verrez c'est pour une fois fait sans prétention mais avec beaucoup de talent. Pas un talent affiché de manière prétentieuse, non, mais quand vous prêtez l'oreille aux harmonies des voix ou à la façon dont la musique met en lumière une partie de la "maison du poème" qu'on ne voyait pas forcément en lisant le texte, vous vous direz peut-être comme moi : Chapeau les filles !