Un enfer brûle, il nous côtoie chaque jour, jamais bien loin, logé vicieusement en chacun. La bête qui l’anime, Nick Cave l’a réveillée, dès les premiers chants de "Do You Love Me ?"; cherchant à attirer, séduire une âme, un esprit avant de l’entraîner dans une chevauchée folle de ses sens, épuisante, jouissive. En pauvres fous que nous sommes, nous y tombons. Et de quelle manière … Chaque morceau est une histoire, empoisonnée, contagieuse. Nick Cave poursuit, de sa voix grave, narrant une relation toxique, la destruction de deux coeurs, on se laisse bercer par l’inexplicable histoire fataliste de “Nobody’s Baby Now”, marquant d’un fer rouge indélébile la peau de notre héros, le début de son long voyage sur le Styx sentimental qu’est cet album.
Le story telling prend les airs d’un drame, hors des sphères de notre monde réaliste, pour venir s’encrer contre les parois d’un monde imagé, métaphorique, passionné, fiévreux, brûlant, un enfer d’émotions emmagasinées, dans un être qui a bien trop longtemps contenu, refoulé son inconscient malade. Le sommet de cette transe est atteint avec le jouissif “Loverman” poétique, dévasté de folie sur son refrain. Birthday Party, l’ancien groupe de Nick Cave n’est pas si loin, "Jangling Jack”, un conte bordé de bière et de vomi au coloris punk nous le rappelle, le chant de Nick est débraillé, limite du juste, mais cette ode foutraque ne dérange pas plus, elle est l’odieuse cuite que le personnage se prend, la mort d’ébauche qu’il encaisse "Jack crawls to his stool, jack drags himself up, falls back down on his arse, in a puddle of blood going "Goodbye Mummy,Goodbye Pa”. "Red Right Hand", n’est pas seulement une perle mélodique, c’est l’histoire d’un pacte démoniaque, la gloire du succès au prix d’un accord à l’amiable avec l’homme à la main rouge, et quelle poigne ce monsieur détient une fois que vous sellez votre contrat ! Il pourrait nous lâcher un Stonien “Please to meet you, hope you guess my name” que ça ne nous étonnerait même plus ….
“Let Love In” est quant à elle la ballade entêtante de l’album, celle dont les paroles vous reviennent toujours dans un coin de la tête, une touche d’indie vient teinter ce morceau, peut être le plus évident, dès la première écoute, accessible, il était parfaitement adapté pour appâter les profanes un peu trop imprudents. Comme si sa visée revenait à attendrir du premier coup un amant, suffisamment niais pour laisser ses portes ouvertes à la passion charnelle, maladive de cet album, le cou un peu trop exposé aux canines de celui que l’on surnomme "le vampire” dans le monde de la musique. Ce chanteur génial qu’est Cave; “you’ve been warned”, c’est le patron lui même qui le dit.
Cet album est alors fin prêt à dévorer son auditeur, de son romantisme éruptif. Toute passion se consume, et le pauvre storyteller devient la victime de sa propre passion, maître d’un enfer qu’il ne maîtrise plus, un cavalier sans tête faisant jalouser ce monsieur de Sleepy Hollow. Plus l’album avance, plus notre conteur d’histoire en prend conscience, les excuses de “Thirsty Dog” se répètent, seul au comptoir en bon pilier de bar, il sombre. Il ne perdra jamais de sa délicate élégance romantique, de sa lucidité poétique, “Ain’t Gonna Rain Anymore”, il dit au revoir à son amante qui l’a anéanti, qu’il a anéanti en retour, ce morceau est le miroir désenchanté de son jumeaux “Nobody’s baby now". Il finit par avouer qu’il se consume, sans détour ensuite, un constat déchirant prend bien forme dans la ballade plaintive “Lay Me Low”, de laquelle émergent ces cris de désespoir. Le feu de la passion est hors de portée, le storyteller ressort vidé, épuisé physiquement de cet effort de narration. Après cette purge de soi, vient un froid, glacial, qui saisit immédiatement, "Do You Love Me Part2”, comme si l’on avait pris le premier, remodelé, après tout ce bouleversement, ce déchaînement des sens, et constaté le résultat final, la lucidité froide, la douche glacée que l’on se prend après ce monde si réaliste, loin de l’imagerie précédente. L’électricité des premières notes sont tout simplement si familières, parlantes, parce que le storyteller n’était tout simplement que notre propre film miroité, une catharsis de nos passions frustrées, de la formidable ambivalence de notre être, son diable, son ange. Une lutte si formidable que cet album a le mérite de nous la faire accepter, la faire coexister, et aider ces féroces et infirmes baudelairiens que nous sommes. Monsieur Cave, merci, vous m’avez donné une incroyable leçon, cet album m’a fait un peu plus grandir en tout juste moins de 50 minutes.