Dès 1964, sous l’impulsion de Bill Dixon une association regroupant des musiciens de Jazz est née sous l’appellation Jazz Composer’s Guild. Elle avait pour objectif de regrouper les musiciens qui naviguaient hors des circuits commerciaux et des salles de concert et qui jouaient une musique un peu plus d’avant-garde, axée sur la recherche et le renouveau. Grâce à l’association, ils purent se rencontrer, confronter leurs idées, répéter en vue de publier des enregistrements. Cette première association fut aussi le lieu où se rencontrèrent les musiciens fondateurs de la J.C.O.A (Jazz Composers Orchestra Association), qui se réorganisèrent lorsque la Jazz Composer’s Guild commença à battre de l’aile.


C’est Mike Mantler et Carla Bley qui fédérèrent ce renouveau, autour d’un grand Orchestre auquel participèrent un grand nombre de musiciens venus du Free Jazz. Ce grand Orchestre, ouvert aux propositions des musiciens, est en fait un lieu de rencontres, une sorte d’atelier où les idées et les projets se concrétisent sous la forme d’enregistrements, un label est même actif, même si les traces phonographiques liées au JCOA doivent se soumettre parfois aux impératifs des contrats qui lient les musiciens aux majors. La liste des musiciens qui participèrent à ce bouillonnement créatif est énorme et impossible à lister. Mais l’un des musiciens les plus actifs à l’intérieur de ce mouvement est certainement Charlie Haden.


Celui-ci est encore un jeune contrebassiste quand il joue avec Ornette Coleman à la fin des années 50, après un combat victorieux contre sa dépendance à l’héroïne, il fréquente la Jazz Composer Guild Association créée par Bill Dixon, c’est là qu’il rencontre Carla Bley et les principaux protagonistes qui formeront le Liberation Music orchestra à partir de 1969. Charlie Haden se veut militant, très ancré à gauche, il s’engage pour les droits civiques et contre la guerre du Viêt Nam, le temps est aux hippies, à la non-violence et à la lutte contre toutes les dictatures.


La pochette n’est pas banale, treize musiciens alignés sous une banderole, encadrés par Carla Bley et Charlie Haden, la posture est militante et revendicative à l’image du contenu. Bouleversé par le film « Mourir à Madrid » de Frédéric Rossif et sensibilisé aux chants républicains de la guerre civile espagnole et par extension aux chants de libération en général, Charlie Haden se les approprie et en propose sa propre interprétation, de courts documents sonores d’époque s’intègrent à certains moments dans l’album, concourant à l’authenticité de la démarche. Ces mélodies populaires fixées dans l’inconscient collectif, véhiculant la nostalgie des luttes passées, des révoltes et de l’engagement individuel, cristallisent une folle énergie que catalysent les parties collectives orchestrées par la pianiste. Il souffle un vent de liberté sur tout l’enregistrement, les arrangements donnent une rare puissance à la beauté de ces chants portés par un lyrisme et une authenticité que sublime l’interprétation qui en est donnée.


Quatre des chants sont directement liés aux brigades Internationales engagées pour la défense de la démocratie lors de la guerre civile espagnole de 1936. « Song of the United Front » chant de travail écrit sur des paroles de Bertolt Brecht, « El Quinto regimento » (Le cinquième régiment), condensé de deux airs tirés du folklore dont l’un inspira Coltrane lors de son album Olé. « Los Quatro generales » (Les quatre généraux) et " Viva la Quince Brigada" (Vive la quinzième Brigade) sont réinterprétés avec des paroles qui portent leur poids d’histoire.


Outre Carla Bley qui assure l’orchestration et signe l’énergique et martial Introduction ainsi que The Interlude on peut entendre Gato Barbieri au meilleur de sa forme, éraillé et tonique sur Viva la Quince Brigada, Don Cherry dont le cornet semble batailler, poussé par l’orchestre sur El Quinto Regimento, Roswell Rudd inventif, libéré, Dewey Redman sur War orphans (orphelins de guerre) signé Ornette Coleman, et Sam Brown à la guitare qui improvise sur le folklore espagnol et colorise ainsi l’album lors de chacune de ses interventions.


Song for Che est bien entendu dédié à Che Guevara, assassiné en Bolivie avec l’aide de la CIA, on peut y reconnaître une citation d’ Hastra Siempre chanté par son auteur Carlos Puebla. Celui-ci, sollicité par Charlie Haden pour lui demander l’autorisation d’utiliser sa composition, lui répondit : « Ici, à Cuba, la musique n’appartient à personne, elle est au peuple. Vous pouvez l’utiliser. » Suite à l’interprétation en 71 de Song for Ché lors d’un concert au Portugal, dédié aux opposants à la dictature, Charlie Haden se verra arrêté et interrogé par la Police Secrète. Depuis, ce titre est devenu un classique du groupe, qui l’interprète à chacun de ses concerts.


Circus ‘68 ’69 a été écrit pour évoquer la convention démocrate qui se déroula dans les rues de Chicago et qui vit des militants du mouvement Yippies et du Mobe, ayant organisé une manifestation contre la guerre du Vietnam, se faire violemment matraquer par la police du maire Daley. « We Shall Overcome » est un gospel qui fut chanté à la façon d’un hymne lors de ces manifestations pour l’égalité des droits civiques et contre la guerre du Vietnam.


La publication de l’album sera également un combat, finalement la compagnie Impulse ! le sortira, mais sans promotion, le vinyle est resté longtemps confidentiel. Un second volume, toujours à base de chants révolutionnaires, d’hymnes libertaires et de litanies combattantes The Ballad of the Fallen sera publié en 1982, prolongeant celui-ci de façon remarquable, il en a toute la beauté et il y brille la même ferveur.


Charlie Haden vient de nous quitter, les sons de sa basse ne rythmeront plus le silence. Les enregistrements se souviennent et défient le temps. «Liberation Music Orchestra” incarnera le temps des colères, des révoltes et des hommes debout et restera à jamais un classique, désormais incontournable.


Il est parti avec sa contrebasse sur le dos en n’oubliant pas la douceur des usages: son dernier album enregistré en duo aux côtés de Keith Jarrett s’appelle « Last dance » et le dernier titre « Goodbye ».

xeres
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Les meilleurs albums de jazz et Du Free Jazz sans concession!

Créée

le 5 mars 2016

Critique lue 884 fois

6 j'aime

xeres

Écrit par

Critique lue 884 fois

6

Du même critique

Lanquidity
xeres
10

Un voyage dans le "Space-Jazz-Rock"...

Plus que tout autre, Sun Ra est une bibliothèque, il a parcouru, lu et écrit l'histoire du jazz, de l’intérieur, il a vécu les évolutions et participé aux révolutions. Membre actif de cette longue...

le 28 févr. 2016

27 j'aime

10

Bitches Brew
xeres
10

Critique de Bitches Brew par xeres

Ce qui frappe en premier lieu, c’est la beauté de la pochette créée par Mati Klarwein. On la devine symbolique, plus particulièrement quand elle s’offre déployée, pochette gatefold ouverte. On...

le 5 mars 2016

25 j'aime

9

Both Directions at Once: The Lost Album
xeres
10

Critique de Both Directions at Once: The Lost Album par xeres

« Il » est arrivé ce matin, bien protégé, sous cellophane, belle pochette avec deux triangles découpés laissant apercevoir la sous-pochette… Le vinyle avec le prestigieux macaron « Impulse »,...

le 2 juil. 2018

23 j'aime

7