Les meilleurs disques sont parfois ceux qui vous font réfléchir. Quand je pense à L’imprudence de Bashung, sorti il y a plus de dix ans maintenant, j’en reviens toujours à me faire la même réflexion. Comment définir un artiste ? Sans vouloir passer pour le petit péteux à mèche, la clope au bec et et l’écharpe au vent – ni faire de la philosophie de comptoir, un artiste m’apparaît avant tout comme un homme honnête et passionné, dont l’idiosyncrasie donne à son art une dimension tout à fait personnelle, une véritable invitation au voyage dans un univers à part : le sien. Dans le domaine musical, il est possible de mettre cela en perspective en toute simplicité. Surtout avec les albums homogènes, loin des compilations qui enchaînent les tubes comme un vulgaire patchwork de ce qui se fait de « mieux » dans un répertoire, sous prétexte qu’il est préférable de vivoter sous les spots des succès radiophoniques. J’affectionne l’idée d’un « tout ». Ne serait-ce que pour le charme d’une composition sombre, voire bancale, qui ne correspond pas à l’image que l’on se fait d’un artiste. Ceux qui prennent leurs admirateurs à contre-courant peuvent alors toucher au génie.
Voilà ce que parvient à faire Bashung avec L’imprudence. Sorti quatre ans après Fantaisie militaire, autre pierre angulaire de la nouvelle chanson française, cet album est une perle noire à ranger volontiers aux côtés d’un Tonight’s the Night de Neil Young, dans un registre plus moderne… et moins immédiat. Une première écoute, et l’auditeur est dérouté. « Tel » est d’une noirceur infinie, il dessine les premières lignes d’une arabesque musicale qui se poursuit avec des titres comme « La ficelle », « L’irréel » ou « Le dimanche à Tchernobyl », pour mourir avec le titre éponyme. On n’a pas l’habitude de se heurter à un tel bloc. En dehors de gros tubes comme « Faites monter», il faut creuser, plonger les mains dans le cambouis. J’aime ce genre d’objet : tout comme la fine ironie, il suppose l’intelligence de l’auditeur. Il demande un effort de concentration afin de mieux en apprécier les mesures. Quel intérêt peut-on trouver à ruminer de la soupe prémâchée, resservie à outrance et qui, sous ses attraits colorés, n’offre en bouche qu’une pâle sensation de déjà-vu ? Vous aimez le réchauffé, vous ? C’est en tombant sur un os qu’il faut en examiner la morphologie. La substantifique moelle se mérite : back to basics, cela ne peut pas faire de mal.
Theodor W. Adorno craignait la « ratio commerciale » appliquée à l’irrationalité de la musique. A sa façon, ce disque redore le blason d’une esthétique sonore alternative. Son essence est désespérée, comme un faux blues trop étiré se structurant autour de riffs aériens, de montées en puissance, de rythmes typiques de Gainsbourg, et parfois même d’expérimentations qui font écho à la scène underground américaine. Les perambulations sonores citeraient du Jim O’Rourke, du Thurston Moore voire du Tom Waits (« Dans la foulée ») et emprunteraient même parfois au genre glitch (« Faisons envie »). Le regretté Alain Bashung nous livre ici peut-être le dernier chef-d’œuvre en date de la musique française. L’album éclot et s’évanouit sur le même air, mais passe par d’innombrables courants différents. Tout semble rester en suspens ; des fulgurants éclats d’harmonica jusqu’aux édifices électriques en toile de fond, rien n’est tout à fait stable. Les violons et autres pianos semblent à peine glisser sur la surface des compositions. Tout est palpable et se dérobe dans le même temps. Quant aux textes, là encore Bashung nous régale d’une poésie ouverte : comment résister à cette rime entre « obèse » et« Varèse » ? Plein de finesse et de parti pris, voilà un album à redécouvrir de nombreuses fois.