A l'idole aux cheveux dans le vent, au mec vraiment trop beau, talentueux et charismatique, au chanteur plus grand mort que vivant, au fonds de commerce et aux disques de fond de tiroir, on a parfois eu envie de dire : tu vas pas la boucler, Jeff ? Quand Jeff Buckley est devenu un mythe vivant, puis un mythe mort, on a souvent trouvé refuge dans la relative intimité de ses premiers enregistrements, les quatre chansons du ep Live at Sin-é. Qui réapparaît aujourd'hui, presque dix ans après, en version monumentale : un double CD, plus un DVD, dans un luxueux triptyque à quatre volets. L'objet n'est pas un bibelot commémoratif supplémentaire sur la tombe du grand homme, mais plutôt son acte de naissance artistique, son berceau spartiate mais vaste. En 1993, avant les excès de Grace, Jeff Buckley a encore les cheveux courts et il joue seul sur la scène du Sin-é, un café bohème du Lower East Side new-yorkais. Tout commence là où la musique est apparue, là où Jeff Buckley va disparaître quatre ans plus tard : dans le Mississippi, avec Be My Husband, un blues a cappella emprunté au répertoire de Nina Simone. Jeff Buckley scande cette bluette conjugale comme une chanson de bagnard, de casseur de cailloux, pour se donner du cœur à l'ouvrage. Ensuite, il décolle. Pour Jeff Buckley comme pour l'auditeur, Live at Sin-é n'est pas un album de chutes, mais un album d'ascendance. Un disque live, vivant, avec des monologues, des plantades, des digressions. Une tranche de vie. Une tranche de vies, tant Jeff Buckley semble multiple. Il joue de sa voix comme d'un instrument de jazz, et de sa guitare comme de plusieurs guitares. Il est harmonieux et imprévisible, capable de tout et de son contraire dans une même chanson, du meilleur (l'expression de l'extase mélancolique) comme du pire (les épuisants loopings vocaux). Jeff Buckley joue beaucoup de reprises (de Dylan, Van Morrison, Nusrat Fateh Ali Khan, Ray Charles, Edith Piaf, Billie Holiday ), qui sont plutôt des interprétations. Il ne les joue pas comme d'autres épinglent des papillons dans un cahier. Ses papillons à lui sont en couleurs, ils ont des ailes et s'en servent pour voler. Les chansons s'emparent du chanteur, plutôt que le contraire. Bon musicien, bon chanteur, Jeff Buckley ne cherche pas à bien jouer. Il laisse passer la musique, comme un médium panoramique. On a essayé d'écouter Live at Sin-é au casque : ça ne marche pas. Cette musique a besoin de circuler, d'occuper l'espace. Jeff Buckley est comme un oiseau qui plane, immobile et inaccessible, porté par le vent, pris d'ivresse et de vertige. (Inrocks)