John Coltrane Featuring Pharoah Sanders – Live In Seattle (1971)
Laissons John Coltrane s’exprimer : « Physiquement je ne peux aller au-delà de ce que je fais actuellement dans la forme que je pratique. Cela m’effraie toujours de penser que je vais devoir encore changer. Très souvent, quand je suis à un tournant je repousse l’échéance afin que tout le monde puisse ma comprendre avant que j’ai déjà changé. »
L’une des réponses aux interrogations que John Coltrane pose, sera l’arrivée de Pharoah Sanders. Ce dernier va jouer sur beaucoup d’albums qui suivront, on peut citer parmi d’autres « Ascension (1965) », Kulu Sé Mama (1966) », « Meditations (1966) », « Expression (1967) », « Live At The Village Vanguard Again! (1967) », « Om (1967) », « Cosmic Music (1968) » et bien sûr ce « John Coltrane Featuring Pharoah Sanders – Live In Seattle » qui sera enregistré au « Penthouse » de Seattle, le trente septembre mille neuf cent soixante-cinq, trois mois après « Ascension ».
Cet enregistrement est le premier « set » où les deux jouent ensemble, on le sait, John est malade, il a besoin d’un autre souffleur à ses côtés. Il a eu sa première rencontre avec le jeune Pharoah en mille neuf cent cinquante-neuf, ces derniers temps il a beaucoup parlé avec lui et Pharoah défriche des territoires nouveaux, où Coltrane n’a pas posé le pied, ce sera donc lui, et pas un autre, qui sera choisi.
Cet album voit intervenir un autre musicien nouveau, Donald Garrett à la clarinette basse, les trois autres sont les musiciens attendus, le pianiste McCoy Tyner, le bassiste Jimmy Garrison et le batteur Elvin Jones. C’est John lui-même qui fait intervenir un technicien pour enregistrer le concert, le son n’est pas parfait mais on s’en contente largement, malgré les petits défauts : Coltrane, les amis, Coltrane qui innove encore pour nous !
J’écris à partir du double Lp sorti en France à l’époque, il n’y a donc pas les deux titres que l’on peut entendre sur les rééditions Cds. Ça s’ouvre avec « Cosmos » qui nous plonge directement au cœur du sujet, c’est une nouvelle pièce au répertoire qui ne s’intéresse guère à la mélodie, Coltrane a quitté ces territoires et ne s’intéresse qu’à « l’harmonie primitive » et surtout à l’atonalité.
C’est là où il en est, chaque renoncement, chaque avancée vers une autre musique est un pas qui le rapproche de l’essentiel, un endroit qu’il cherche à atteindre et où lui seul peut nous mener. La musique est âpre, grave, sans compromission aucune, dont la conclusion fatale sera, entre autres, la disparition du quartet idéal, les trois qui le suivent depuis si longtemps devront faire la place, mais pour l’heure chacun est à sa tâche et tente de s’inscrire dans le projet de John.
Coltrane est encore très vaillant au ténor et c’est bien lui qui performe le plus, tandis que, dans le lointain, s’entend la performance de Pharoah qui donne de l’épaisseur au discours de John, en suivant un chemin différent. La seconde pièce est « Out Of This World » dont une partie siège sur la première face et l’autre sur l’entièreté de la face deux.
Certains, parmi les admirateurs de Coltrane, auront du mal à franchir le pas de cette nouvelle musique et feront porter une certaine responsabilité de cette évolution au pauvre Pharoah qui deviendra une sorte de « bouc émissaire » responsable de ces changements, c’est évidemment ridicule, ou alors il ne faut pas faire grand cas de la personnalité de Coltrane qui a passé l’entièreté de sa vie à chercher et à se dépasser. Pour dire les choses, et malgré les imperfections techniques, Pharoah n’a jamais aussi bien joué qu’aux côtés de Coltrane, comme ici quand il dialogue avec lui, s’époumonant avec force, second rôle sacrificiel et indispensable.
« Evolution » occupe la face C et les deux tiers de la face D, on y entend une intro avec Coltrane et Donald Garrett à la clarinette basse auxquels se joint Pharoah, Jimmy Garrison à lui seul soutient le trio, il constitue bien souvent le « liant », celui qui permet à l’ensemble de tenir, jouant également un rôle d’équilibre entre Coltrane d’un côté, et McCoy Tyner et Elvin Jones de l’autre.
La musique de Trane, débarrassée de ses scories, comme ici, est une musique de tension, sans confort, un son brut auquel il faut faire face. Il y a de la rusticité ici, mais aussi du souffle Aylerien, comme le fait émerger Garrett, et c’est au sortir des flammes de l’enfer que la beauté apparaît. Ainsi le son de Trane lui-même est-il une voix déchirée, un cri qui hurle et vocifère, un gémissement, une plainte, une multitude qui se dresse et se lève. L’album se termine par une belle impro de Jimmy Garrison à la basse, ramenant quiétude et sérénité…
Au fil de l’écoute on comprend également la nécessité de la séparation, McCoy se raccroche à ses vieilles lunes, cherchant dans les thèmes de quoi se nourrir, malgré les efforts, le grand Elvin, si généreux, également. C’est que « OM » sera enregistré dès le lendemain de ce concert, une improvisation collective dont Coltrane reculera sans cesse la sortie, le trouvant encore imparfait…
Une étape assez radicale de l’épopée Coltranienne qu’il vaut mieux, pour la comprendre, aborder dans la continuité, entrer dans le tunnel et n’en sortir qu’à la fin, si vous en avez le temps, le courage et l’envie.