Alice Cooper a d'abord été un groupe dont le plus haut fait d'armes était le pouvoir de vider assez rapidement (10 minutes environ) les petites salles californiennes dans lesquelles il se produisait. Néanmoins ce pouvoir négatif impressionna tant un manager du nom de Shep Gordon que ce dernier les convia à une audition chez un certain Frank Zappa en quête justement de groupes atypiques à produire. Priés de se présenter à 7 heures, le groupe se pointe enfariné à 7 heures du matin, au lieu de 7 heures du soir comme sous entendu, ils rencontrent le génie moustachu tombé du lit, pas tout à fait prêt à écouter leur psychédélisme mal dégrossi. Ca marche pourtant puisque Zappa les engage pour deux albums. "Pretties for You" et "Easy Action" s'enchaînent, albums un peu déconcertants fusion contre nature du Pink Floyd de "The Piper at the Gates at Dawn" et des comédies musicales de Broadway...en pas très bien. Le succès n'est pas vraiment au rendez-vous pour des raisons assez évidentes. Même se c'est amusant à écouter pour l'histoire, on n'y trouve que très peu de fulgurances de génie.
Avec "Love it to Death" les choses prennent un tour nettement plus intéressant. Le groupe laisse tomber le psychédélisme californien et retourne à son bastion de Detroit. Selon le chanteur, le public sous acide de San Fransisco ne prenait pas les bonnes drogues pour les apprécier, Detroit et la bière lui parlaient plus. C'est aussi le moment où l'image du groupe bascule dans le "shock-rock", malgré lui au début. Le maquillage iconique du chanteur fait son apparition, inspiré selon ses dires (mais l'histoire change parfois) par celui de Bette Davis dont le rimel avait coulé en pleurant dans leur film préféré "Qu'est-il arrivé à Baby Jane" et il y a eu également cette histoire de poulet. Selon la version officielle là encore, le groupe avait ce poulet sur scène, mascotte au milieu du barnum habituel, et Alice Cooper, citadin ignorant des moeurs des gallinacées aurait saisi l'animal avant de le lancer en l'air pour qu'il s'envole au- dessus du public. A sa surprise, toujours selon sa version, le pauvre animal serait donc retombé dans les premiers rangs avant d'être littéralement mis en pièces par les spectateurs au pied de la scène. Le détail glaçant de cette version est que les premiers rangs étaient à l'époque occupés par un parterre de spectateurs en fauteuils roulants. Comme quoi.
Pour ajouter à cette mutation, et l'apport ne sera pas le moindre, c'est le producteur Bob Ezrin qui prend les musiciens sous son aile pour ce nouvel effort. Ce sera une collaboration fructeuse, le producteur sera aux côtés du groupe, puis du chanteur à de nombreuses reprises et ce pendant des années, y compris sur le dernier album en date de 2011. Bob Ezrin apporte à la folie du groupe son savoir faire et surtout son sens de l'efficacité. Effectivement "Love it to Death", sans perdre la moindre parcelle d'énergie rock, est un album parsemé de morceaux imparables, tout à fait accessibles et diffusables sur les radios avec la bonne dose de soufre pour faire bonne mesure et rester dans l'esprit.
La couverture en noir et blanc est la première à subir la censure, le jeune chanteur s'amuse sur celle-ci à faire dépasser son pouce des plis des draperies dont il est couvert pour faire croire que c'est une toute autre partie de son anatomie. Du coup, le pouce est coupé sur la plupart des versions de l'album : un grave coup porté à la communauté des auto stoppeurs.
Les morceaux obtiennent donc un côté rock'n'roll, moins psychédélique, plus garage (on est à Detroit quand même) et globalement plus concis également. "Caught in a Dream", "Long Way to Go" et le facétieux "Is it My Body" sont de ce goût. Alice Cooper développe un rock plus construit, porté par des riffs marqués comme le fait également le glam-rock dont il est un peu la face sombre. Les paroles sont acides, méchantes, mais toujours drôles ce qui deviendra dés lors la marque de fabrique de l'ex Vincent Furnier. "Black Juju" sort du lot par sa longueur et son style plus proche de l'esprit originel du groupe mais bien plus structuré. Lente progression marquée par des rythmes vaudous, elle marque l'incursion assumée dans le territoire de la magie noire et de l'horreur des 5 amis. "Hallowed Be My Name" semble toute droit sortie d'une comédie musicale sataniste et grand guignol avec son refrain et son humour noir habituel. "Second Coming" convie un piano à la fête où la voix du chanteur manifeste encore un peu d'hésitations. Le tout se déroule en une marche sinistre rythmée par une batterie martiale.
Bien-sûr les pièces les plus mémorables de cet album sont les iconiques "Eigtheen" et "Ballad of Dwight Fry". La première est un hymne mordant à la cruelle adolescence, au riff incandescent irrésistible et aux paroles particulièrement habiles. Après tout, Bob Dylan qui s'y connaît un peu a dit du chanteur qu'il était un "songwriter sous estimé". Les formules en forme d'anti-slogans sont là pour nous le faire comprendre et peu de chansons évoquent si bien les tourments contradictoires qui font d'un ado un "cerveau de bébé avec le coeur d'un vrai homme." Ce sera LE premier succès retentissant du groupe et une perle rock incontournable. Si vous ne l'avez jamais entendue, courez-y !
"The Ballad of Dwight Fry", plus de deux fois plus longue, est quant à elle dans la veine théâtrale du groupe, elle est un hommage à cet acteur qui interprétait Renfield le dément dans le Dracula de Browning par exemple. C'est avec cette ballade d'une redoutable efficacité là encore, que le chanteur dévoile enfin ses talents d'interprète, en plus de ceux de son écriture, avec un rôle qui lui colle à la peau. Comme un forcené tentant vainement de dissimuler son hystérie sous des dehors de gentleman beaucoup trop souriant, il prouve que la camisole lui va comme un gant, la suite de sa carrière le montrera d'ailleurs à plusieurs reprises. A la fois émouvante, drôle et inquiétante (les faux béagaiements du chanteur entrent dans ces trois catégories) , cette chanson synthétise parfaitement le ton de l'album et elle est à mon sens l'une des plus belles réussites de toute la carrière d'Alice Cooper, en groupe ou tout seul.
"Sun Arise" clôt l'album avec un enthousiasme ironique, débordant et éclatant en une série de fausses fins comme des "au-revoir" qui s'attardent, comme si le groupe ne voulait pas nous quitter, dans ces conditions nous ne le voulons pas non plus vraiment.
C'est un peu triste de voir Alice Cooper si peu ou si mal réputé en France, certains de ces albums méritent de se placer parmi les chefs d'oeuvres du genre. "Love It to Death" possède encore quelques lourdeurs et maladresses, mais il permet enfin aux hostilités de commencer.