Voyant que les gens autour de lui étaient affligeants de médiocrité, Molière avait pris le parti d’en rire. Renaud, lui, ne se contente pas de moqueries : il n’est pas contre une torgnole ou deux dans la gueule des « tocards » quand l’occasion s’en présente. Avec son quatrième album Marche à l’ombre, le Parisien rencontre un succès commercial grandissant (près de 750 000 exemplaires sont vendus) et il tient à réaffirmer son côté « mauvais garçon » en réaction aux critiques qui l’accusent de démagogie. Alors qu’il avait entrepris de démystifier sa personnalité avec « Peau Aime » sur son album précédent, il se reprend et donne des raisons à la société entière de le haïr avec le génial « Où C’est Qu’Jai Mis Mon Flingue ? » où il se montre encore plus radical et explicite que sur « Société tu M’auras Pas ». Sur « Baston ! », il semble faire l’apologie des bagarres sous prétexte de raconter l’histoire d’un énième pauvre type. Une nonchalance un peu insolente émane de ces chansons où il donne la fausse impression qu’il se fiche de tout jusqu’à la manière dont il chante, tant que l’inertie n’est pas de son monde. Enfin, notons que l’album est dédié au criminel Jacques Mesrine.
Les textes de Renaud, c’est un monde certifié cent pour cent réel, dans la droite lignée du roman balzacien, où chaque personnage est un archétype représentatif de milliers d’autres. « Mimi l’Ennui » est ainsi le portrait cinglant d’une jeune fille affreusement blasée et déprimante. Plus fort encore, Jacques Attali a confié qu’il échangerait volontiers cinq cents pages de sociologie urbaine contre la chanson « Dans mon H.L.M. », où chaque étage de l’immeuble est l’occasion pour le narrateur de décrire l’un de ses locataires. Du concierge taré au militant trotskiste en passant par le jeune cadre dynamique et les hippies, toutes sortes de profils y sont dépeints de manière personnelle et percutante. Une montée symphonique à la « Sympathy for the Devil » accompagne cette ascension du bâtiment pour rendre visite à Germaine, la "môme du huitième" que le public de Renaud connaît déjà. En outre, un nouveau personnage récurrent dans l’univers de Monsieur Séchan fait son apparition : que dire de Gérard Lambert, cet antihéros pitoyable qui en est ici à sa toute première aventure lorsque sa mobylette tombe en panne sur la route de Rungis. Pour rendre ses histoires drôles et captivantes, Renaud n’exclue rien en matière de péripéties, pas même l’arrivée inopinée du Petit Prince de Saint-Exupéry (qui se fait assommer avec une clé à mollette, soit dit en passant). Mais au fond, même si « Les Aventures de Gérard Lambert » peut être comparée à « Carmina Burana » pour son côté épique, ce Lambert reste n’importe qui.
Comme d’habitude, le chanteur offre un excellent cru avec de nombreuses chansons destinées à devenir des classiques. La toute première, qui donne son titre à l’album, est une petite merveille d’un genre inédit qualifié de « chanson de loubard », consistant essentiellement à rabaisser son prochain pour mettre d’autant plus en valeur sa propre médiocrité. Si quelqu’un vous importune dans votre vie, maintenant vous connaissez une litanie très efficace pour le faire déguerpir ou sortir de ses gonds (cela marche aussi avec la Mort, apparemment !). Passé ce "Marche à l'Ombre" devenu culte, les titres s’enchaînent avec fluidité et tout est à conserver précieusement. Jusqu’à la dernière chanson (peut-on appeler cela une chanson ?), l’hilarante « Pourquoi D’abord ? », où Renaud fait preuve d’une autodérision remarquable en imaginant un dialogue avec un enfant curieux, pour en venir à la conclusion que cette chanson est minable et n’existe que pour les impératifs de la production. Au passage, il en profite pour en remettre une couche contre les bourgeois et les curés. Avec cet album, il semble avoir enfin accepté le succès, savoir ce qu’on attend de lui, cautionner pleinement ses idées et refuser d’arrêter de surprendre pour autant.
Renaud est un artiste complet qui est capable de créer des chansons dérisoires aussi bien que des chansons sublimes. Quelque temps entre « Les charognards » bluffant de sincérité et le célébrissime « Mistral Gagnant », il compose et chante l’une des plus belles chansons françaises qui existent, à savoir « La Teigne ». Il y raconte l’histoire d’un jeune homme qui ne trouve manifestement pas une place acceptable parmi ses semblables, l’harmonica et la guitare acoustique venant sublimer le récit jusqu’à sa chute déchirante. Pour cet album, Renaud s’est entouré par la première fois de musiciens professionnels, ce qui se ressent au niveau de la qualité des compositions. Différents styles sont proposés avec autant de classe éhontée. Terrain de jeu privilégié pour bilingues, la ballade « It is not because you are » qui conduit à l’absurde dans la lignée de « Greta » est tout ce qu’il y a de plus mielleux (et parodique, heureusement). "My loving my marshmallow, you are belle and I are beau", difficile de ne pas se tenir les côtes à la première écoute de ces délicieuses paroles. Tout aussi légère sur le fond, « L’Auto-Stoppeuse » rappelle quant à elle le rock tel qu’il pouvait être entendu vingt ans plus tôt. Avec son riff à la Chuck Berry et ses chœurs à la Chubby Checker, cette chanson nous rappelle qu’on écoute un poète mais aussi un rockeur.
Marche à l’ombre est donc l’un des meilleurs éléments d’une longue série d’albums sans faute. On s’y promène comme dans un film qui met l’accent sur la « couleur locale », au gré des zooms et des travellings. Au milieu de cette galerie humaine, Renaud aménage des moments de rires et de pleurs, d’analyses poussées et de révoltes, comme il sait bien le faire. Alors que l’ère Thatcher-Reagan inaugure les années 1980, un mec avec un bandana rouge nous fait savoir qu’il n’est pas prêt de fermer sa gueule, et il a bien raison.