Celle de Conrad Lambert, un jeune trentenaire en sportswear qui, lorsqu'il était plus jeune, rêvait de chanter comme Robert Plant "Sans doute le chanteur le plus difficile à imiter, j'aurais mieux fait d'essayer John Lennon." Conrad Lambert déclare avoir trouvé sa voix récemment, en découvrant celles de Neil Young et Nina Simone. Pourtant, sur son premier album de cyber-folk mondialiste, il chante comme personne. Mais pas n'importe comment. Pour composer ses chansons, Conrad commence par créer des boucles rythmiques, puis il improvise les parties vocales en réagissant à la musique, dans une pièce suffisamment grande pour lui permettre de danser. Merz cherche la transe, la sublimation. Sa voix est un vibrato asexué venu du fond de la gorge, celle d'un derviche tourneur qui aurait remplacé les tambourins ancestraux par un sampler. Elle réchauffe les plaines de cybérie. On dirait qu'il chante pendant un saut à l'élastique au bord d'un glacier, ou comme s'il avait inhalé une longue goulée d'oxygène avant de commencer. Beaucoup moins prévisible que sa pochette new-age néo-prog pouvait le laisser supposer, l'album de Merz ressemble à ces ballons gonflés à l'oxygène que nous lâchions dans le ciel lorsque nous étions enfants, en leur souhaitant bon vent. C'est évident : cette musique est née en Angleterre mais elle a grandi ailleurs. Elevé dans une famille d'artistes et de musiciens son arrière-grand-père était violoniste, sa grand-mère était peintre, son frère est danseur, ses parents et sa soeur sont comédiens , Conrad Lambert a commencé par jouer de la cornemuse sans sac, puis du cor dans le brass-band familial. A l'adolescence, baigné dans la pop, le punk ou le ska, il joue de la guitare et chante dans Carnival Night, un groupe spécialisé dans les reprises des tubes pop de l'époque (Echo & The Bunnymen, Smiths). De plus en plus influencé par les rythmes venus d'ailleurs, Carnival Night se retrouve un jour à jouer au Kazakhstan dans le cadre d'un jumelage. Et Conrad décide d'aller voir ailleurs s'il y est. "J'ai commencé à voyager à l'âge de 18 ans. Faire des études en Angleterre ne m'intéressait pas vraiment. Je me voyais comme un musicien, je n'ai jamais envisagé de faire autre chose que de la musique et je voulais savoir comment se faisait la musique dans d'autres cultures, dans les sociétés primitives. Depuis, j'ai toujours voyagé en étant impliqué dans la musique. J'ai joué et organisé des festivals en Afrique, je suis parti en Russie avec un groupe sud-américain... Dans le désert de Kalahari, au Botswana, j'ai joué avec des Bushmen qui n'avaient jamais rencontré de musicien avant moi. J'ai joué de la guitare avec eux, qui ne connaissent pas cet instrument, et les enfants s'intéressaient à la guitare, ils ont essayé de s'en fabriquer avec ce qu'ils avaient sous la main."De ses expériences musicales dans le monde, Conrad a tiré ceci : la globalisation est en marche et il ne faudra pas compter sur lui pour l'arrêter. "Je crois que la place de la musique n'est pas dans les musées, elle doit toujours avancer, refléter l'état du monde." Adepte de la religion baha'i fondée au Moyen-Orient en 1844 et dont le principe fondateur est la foi dans la communauté globale comme ultime étape du développement de l'espèce humaine , Conrad pense que la pop-music est déjà le folklore global. Et que la suprématie des Etats-Unis d'Amérique dans le processus de globalisation est positive.Plutôt que d'entrer dans le débat, on entrera dans la danse : il suffit d'écouter la musique de Merz pour être convaincu de ses bonnes intentions. Pas plus qu'il ne pille l'artisanat traditionnel, Merz n'impose un modèle unique. Chez lui, les influences exotiques sont implicites. Des impressions fugaces, des souvenirs intimes. Son disque est plus un journal de bord composé sur plusieurs continents qu'un catalogue de tour-operateur. Conrad Lambert a joué de la musique dans quarante-huit pays, mais c'est en Angleterre qu'il est devenu Merz. "Je suis revenu en Angleterre en 93. J'avais passé tellement de temps à faire de la musique ailleurs que ça m'a donné du recul sur ce pays. J'ai compris l'importance de la contribution de ce petit pays dans la musique du monde. L'exemple le plus simple, c'est les Rolling Stones et les Beatles. J'avais baigné dans des cultures et des musiques extérieures, il était temps de retourner à ma culture et d'y apporter ma contribution. J'ai grandi en jouant dans des groupes pop en Angleterre, c'est mon identité. J'ai donc déménagé à Londres, un très bon endroit à l'époque, la jungle commençait à sortir de l'underground. Des gens comme Roni Size ont transformé ce style musical au départ très agressif en forme populaire. En l'espace de quelques mois, quand la jungle est devenue la drum'n'bass, ça a été une explosion à Londres. J'ai commencé mes premières demos en 94 à Londres, quand je me suis intéressé à la programmation et aux samples."Un des premiers titres de Merz s'appelait Heathrow terminal 1 revisited, "un clin d'oeil à l'album Highway 61 revisited de Bob Dylan. L'idée était de faire référence à des folk-singers comme Woody Guthrie, qui ont sillonné les Etats-Unis pour nourrir leur inspiration. Moi, j'avais passé cinq ans loin de l'Angleterre pour mûrir mes chansons. Mon Highway 61, c'est l'aéroport londonien d'Heathrow." Tout concorde (ou même Boeing) : le premier album de Merz ne sonne jamais comme un disque de songwriter à l'ancienne, les pieds sur le plancher des vaches et un coucher de soleil à l'horizon. Merz touche rarement terre, porté par des courants ascendants qui sont nés en Angleterre et font le tour du monde. Merz est un insulaire, mais son île est au centre du monde. On a trop reproché à l'Angleterre sa scène pop nationale-passéiste pour cacher sa joie quand l'un de ses ressortissants ouvre les frontières musicales et géographiques (inventant du même coup la brit-world ?). Comme Björk, à laquelle il a emprunté le producteur Markus Dravs en plus de certaines inflexions vocales, Conrad Lambert est moins un musicien apatride qu'un adepte du jeu sans frontières. L'écouter, c'est s'embarquer pour un vol longue distance sans en connaître la destination. Mais au portail magnétique de l'aéroport d'Heathrow, Merz ne passe pas : il a les poches bourrées d'électronique. "Pour moi, l'électronique n'est qu'un outil de plus à la disposition des musiciens. Je l'utilise autant que possible parce que je veux aller de l'avant, faire des disques qui contribuent au progrès de la musique, mais toujours pour composer et arranger de la musique émotionnelle. Ce qui compte est ce qu'on fait avec l'outil, pas l'outil lui-même. Il y a des gens qui font des choses horribles avec une guitare acoustique et d'autre part, un accident sur un sampler peut être très beau."De la guitare acoustique sur des rythmiques électroniques, ça n'a plus rien d'exceptionnel. Mais Merz ajoute le monde, l'expérience, l'espace-temps. Il a enregistré son disque à Bath, en retrouvant l'échange, la connivence entre les choses qui lui sied tant. "Il y a une culture skate très importante à Bath, qui tient notamment au fait que les trottoirs sont très larges. C'est historique : on les avait construits ainsi pour que les ladies aient la place de circuler avec leurs grandes robes. Aujourd'hui, il n'y a plus de femmes avec des grandes robes, mais les trottoirs profitent aux skaters." Cet amalgame entre le passé et le présent, l'ailleurs et l'ici, Merz l'a aussi reconstitué dans le studio. "Pour le morceau Lotus, je voulais une partie de piano comme sur l'album Avalon sunset de Van Morrison. Comme on n'arrivait pas à le faire nous-mêmes, on a retrouvé Neil Drinkwater, le pianiste de Van Morrison, pour qu'il joue cette partie. Nous l'avons enregistré au studio Real World, en même temps qu'un brass-band de mineurs originaire du Yorkshire. Pour moi, c'était fantastique d'être dans un des meilleurs studios du monde avec ce pianiste et ce brass-band qui me rappelait la musique que j'écoutais dans mon enfance. Entendre le résultat était vraiment génial, surtout quand je pense que mes chansons commencent avec seulement une petite boucle sur un sampler." Et finissent avec une grande boucle.(Inrocks)
Jusqu'à très récemment, les petits génies du bricolage musical n'officiaient que dans les musiques dites électroniques ou expérimentales. Autant par état d'esprit que par contraintes matérielles. D'un côté, l'explosion techno a été généralement initiée par des musiciens autarciques, à tous les niveaux, de la création artistique à la commercialisation des disques. De l'autre, le rock, la pop ou le hip hop sont culturellement associés à un esprit de groupe, voire de gangs. Et c'est ainsi que pour un Josh Davies (Shadow), un Steve Jones (Babybird) ou un Dominique Ané (Dominique A), combien a-t-on croisé de Mike Paradinas (Mu-Ziq), de Laurent Garnier, de Paul Johnson, de Tom Wilkinson (Squarepusher), de Curtis Jones (Green Velvet) ou autres Djs musiciens ? Des centaines, probablement. L'arrivée d'un Conrad Lambert, alias Merz, est donc déjà en soi un petit événement. D'autant que son premier album est en tout point remarquable. Il serait facile de ne voir en ce garçon tout de même déjà âgé de trente ans qu'un nouveau Beck, pour cette passion de l'éclectisme, voire le frère jumeau de Damon Gough (Badly Drawn Boy), pour cette dextérité mélodique désarmante. Facile mais surtout bien trop réducteur, tant Merz fait preuve d'une personnalité unique, propose une musique, certes parfois familière, mais la plupart du temps franchement insolite, impossible à saisir, se réclamant d'influences antinomiques. Pourtant, le passé musical de Conrad Lambert est d'une effarante banalité, le même que tout bon Anglais mélomane et trentenaire a l'habitude de revendiquer : après le choc punk, il souscrit à la vague indie, avant de s'intéresser à la scène électronique naissante. C'est donc du côté de ses voyages répétés, aussi bien en Europe, en Israël, en Afrique ou aux États-Unis, qu'il faudra chercher, pour tenter de comprendre cette hallucinante particularité particularisme, serait-on tenté d'écrire , pour tenter de saisir l'origine de chansons à l'identité complexe et à la forte personnalité, au carrefour de multiples tendances. Merz s'ouvre ainsi sur une nouvelle version du premier véritable single du bonhomme, réalisé voici plus d'un an. Many Weathers Apart, qui emprunte sa rythmique au Fool's Gold des Stone Roses, se voit affublé de scratches énervés, porté par une basse tout droit sortie du petit Joy Division illustré, alors que l'homme chante comme un John Lydon effarouché. Sur le papier, le résultat semble douteux. Sur disque, il est tout bonnement somptueux. Conrad Lambert se joue des rythmiques les plus complexes, s'approprie ici la drum'n'bass, là la house, mais excelle aussi sur des ballades crépusculaires, comme cet Engine Heart, exalté par les arpèges d'une guitare espagnole, ou un Forsake apaisant, parfait dans le rôle d'une berceuse moderne. Nutshell déjoue les nombreux pièges de ce que l'on a coutume d'appeler la world music, Lotus s'ouvre sur des accords de piano aux accents house, mais privés, au début, de tout beat. Et ainsi se poursuit Merz, album fascinant et original, à l'instar d'un Starlight Night que l'on aurait bien vu illustrer une scène du Mépris ou un Lovely Daughter qui n'est pas sans évoquer les météoriques Mabuses de Kim Fahey, pour cette guitare affolée et cette mélodie concassée. En fait, Conrad Lambert pourrait être une Kate Bush, débarrassée de tout garde-fou, une Björk épargnée par ses complexes arty. Car, et c'est bien là le plus impressionnant des tours de force, ce premier album de Merz est un disque ouvertement accessible, commercial presque à l'instar d'un AM (Good Morning) quasi r'n'b , où chacun peut trouver ce qu'il est venu chercher, de l'expérimentation la plus pure à la mélodie la plus belle. Avec Merz, Conrad Lambert vient d'écrire un nouveau chapitre de l'histoire de la musique. Il s'avère que c'est aussi l'un des plus passionnants. (Magic)