Aujourd'hui, je vais vous parler d'un album de reggaeton. Oui oui, c'est bien ce genre entre reggae, hip-hop et R’n’B à la sauce latino-américaine. Le reguetón selon l'académie portoricaine de la langue espagnole. Non, non, ne partez pas ! Car Calle 13 n'est pas un groupe de reggaeton comme les autres.
Latinoamérica
Le duo a certes été révélé au milieu des années 2000 avec la vague reggaeton, celle-là même qui est depuis devenue une sorte de variété latino sans saveur, et dont sont issus les Don Omar est consorts. Au point que le genre a été érigé en parangon du mauvais goût, et qu'on ne pouvait pas vraiment en attendre grand chose d'autre que de l'autotune criard parlant sexe et dollar.
Seulement au fil des albums les deux compères prennent leurs distances et affirment leur différence. D'un côté, Visitante, responsable de tous les beats et de toutes les parties instrumentales, se distingue très vite par une instrumentation et des percussions extrêmement riches, qui vont chercher dans tous les milieux pour des chansons toujours originales. De ce point de vue l'album précédent, Entren los que Quiéran était déjà un trésor : musique hawaïenne, western, arabisante, rock, hip-hop, classique et bien sûr traditions latino-américaines se mêlent à la base reggaeton pour la faire presque oublier.
De l'autre côté, Residente, charismatique chanteur, René de son prénom, a fait évoluer les paroles jusqu'à arriver à une forme de poésie rare, il faut bien entendu comprendre l'espagnol pour en saisir les subtilités mais il mélange avec grand talent et force figures de style espagnol académique et expressions typiquement latinoaméricaines. Les paroles deviennent également beaucoup plus politiques, relayant d'abord les problématiques propres à Puerto Rico, "dernière colonie du monde", puis évoluant vers un panaméricanisme latin opposé au dirigisme américain. Plus généralement la thématique récurrente est la révolte des peuples opprimés contre leurs oppresseurs. À cette montée en gamme des paroles s'ajoute un glissement du reggaeton vers un phrasé plus hip-hop, et ça lui réussit bien ce qui est assez rare en espagnol !
Le dernier album en date, MultiViral, ne fait que confirmer cette métamorphose d'un reggaeton typique à une sorte de hip-hop alternatif syncrétiste. Les compositions de Visitante, toujours aussi riches, sont dans l'ensemble plus maîtrisées et moins artificielles que sur le dernier album. On lorgne de plus en plus sur le rock et sur les effets électroniques, sans oublier d'aller faire de petits détours vers le funk, le reggae ou encore les musiques du monde, notamment arabes.
La voix de Residente se fait un peu plus posée et moins vindicative, et les chansons sont un peu plus intimistes que la flopée de tubes qu'on trouvait sur Entren los que Quieran. L'album marque moins avec quelques chansons moins remarquables mais se fait plus subtil. Restent quelques énormes réussites, comme Adentro assumant les contradictions du chanteur. Surtout, Tom Morello s'invite pour nous pondre un riff dont il a le secret sur Multi_Viral, l'occasion pour notre René de se muer en Zach de la Rocha pour nous faire un remake des grandes heures de Rage Against the Machine, le tout agrémenté d'une citation de Julian Assange et d'un refrain en pakistanais, sur fond de lutte mondialisée.
Multi_Viral
Alors bien sûr, Calle 13 est un groupe aux positions idéologiques assez contestables : on est souvent à la limite d'une démagogie gênante, mais toujours plaisante, sensible par exemple dans le pont à la fin de Latinoamérica ("Vamos caminando, aqui se respira lucha") ; le groupe est un peu comme Puerto Rico, une île à l'identité latino achetée par les États-Unis.
Signés chez Sony, ils ont un budget assez conséquent pour tourner de superbes clips pour chaque chanson, ils passent sur MTV et détiennent le record du nombre de Latin Grammy Awards... La chanson Adentro et son clip où Residente éclate une Lamborghini ne répond qu'à moitié à ces questions. Mais quoi qu'il en soit, on a affaire à un groupe extrêmement intéressant tant musicalement que textuellement, qui porte bien haut sa volonté d'abolition des frontières tant nationales que musicales, et n'a pas fini de remuer les Amériques.
Adentro