Songwriter pointilleux et malin embarque folk pour virée folle : en ville, dans les discothèques, aux putes. D'entrée, des escouades de mots pressés jouent des coudes, se bousculent au portillon et s'écrasent les arpions, entre Dylan adolescent survolté et Paul Simon furieusement volubile. Sur la pochette, Jude cultive savamment ses mystères. Photos floues, cadrages filous : la lumière est réservée aux textes, désenchantés et sournois, dorlotés par une débauche d'éclairages rusés. On commence à bien connaître l'une des recettes employées par les songwriters d'élite, ces condottieres du verbe menant à la bataille des régiments de vocables rutilants, spontanément tentés de plastronner : toujours mettre les rieurs de son côté, contrebalancer la sophistication de l'écriture par le contrepoison de l'autodépréciation. Stratège agile, Jude balise sa trajectoire de deux confessions mi-penaudes mi-amusées ; au matamore adolescent ("J'étais Marvin Gaye et Bond, James Bond") succède un adulte consternant ("Je suis un trou de balle"). Passé ce bref tour de piste, l'humilité se fait fissa la malle, emportée par les tourbillons d'un falsetto faraud, aiguillon d'un disque de Buridan, peu disposé à choisir entre l'eau claire du songwriting sévère et l'avoine du funk folâtre, suffisamment gourmand pour grignoter (sans se goinfrer) trente ans de friandises pop trompettes à la George Martin (The Asshole song), psychédélisme de vertigineuse volée (She gets the feeling), piano électrique seventies, violons alternativement en liesse et à la messe. Erudit, No one is really beautiful ne vire jamais à la cour des miracles, à un de ces disques fourre-tout auxquels les métissages à la mode nous ont habitués. Pas question pour Jude de laisser l'éclectisme déboucher sur un bidonville débraillé ; l'horlogerie minutieuse de ses chansons souffre tout au plus une pincée de flirts poussés avec quelques stylistes émérites. A l'éloquence duveteuse de Ron Sexsmith (I do) répondent un Donovan tombé dans un bain de soul satinée (I know) ou de ténébreux trémolos pleurés par Chris Isaak. Intraitable de limpidité sur les chansons ligne claire, l'album finit pourtant par s'enfiévrer et mouiller son costume Armani. Avec Rick James (féroce nouba dédiée à un érotomane embastillé), le Beck d'Odelay fait transpirer Prince sur un funk canaille et hilare ; un road-movie dérisoire (Brad and Suzie) suinte de cynisme laid-back. Dans une lignée vengeresse qui va de Nathanael West à Bret Easton Ellis, Jude épingle les tapins masculins et les piteuses pin-up d'Hollywood Boulevard ("au cerveau de la taille d'un petit pois surgelé"), puis s'agite du pelvis comme un Tim Buckley embauché chez les Chippendales sur l'implacable Prophet, irrésistible hit en puissance. En balançant ainsi entre dictionnaire et dance-floor, Jude a réussi un déconcertant disque en dents de scie terme à entendre ici au sens d'inépuisables rengaines. (Inrocks)