Olympia 64 (Live) par Adobtard
Brel et moi, c'est une longue histoire.
J'ai toujours eu un problème moral, comme un cas de conscience, à l'aduler sans concession. Et c'est là que le bat blesse, car force est de constater que chaque fois que j'entends certaines chansons, les émotions sont tellement fortes qu'il devient délicat d'en parler, et que tout les reproches que je tente de lui faire, plus ou moins légitimement, volent en éclat.
Ce qui me gène chez lui, ce sont naturellement ses ficelles grosses comme un câble de remorquage. Le fameux « crescendo Brelien ». Je n'arrive pas à adhérer à l'idée, définitivement, beaucoup trop facile.
Et en même temps quiconque tenterait de repiquer l'idée paraîtrait ridicule à côté (on voit beaucoup ça avec nombre d'horribles groupes de chanson française qui pullulent aujourd'hui, polluant à tout va les oreilles des lycéens de tout bords). J'ai toujours pensé que cet effet surprenant venait de la monstrueuse énergie intérieure, la rage, la souffrance, l'espoir profond qu'il était capable d'insuffler dans une musique. Si l'on peut le considérer dans son style comme peut être le plus grand chanteur, c'est bien non pas grâce à sa technique vocale, mais bien grâce à cette sorte d'Aura intérieure qui perce lorsqu'il ouvre la bouche pour chanter.
Sa poésie me mitige aussi. D'une beauté certaine, et d'une grande qualité, elle trouve ses limites dans la répétition. Brel n'a pas sa force ici, ou plutôt, si ses textes entendus et considérés séparément sont d'un magnifique rare dans l'histoire de la chanson, quand on regarde son œuvre dans son ensemble, on est obligé de constater, d'une chanson à l'autre, un style récurrent qui tombe dans la facilité.
Non, je crois que là ou je l'admire le plus finalement, ce n'est pas dans sa musique, pas dans ses textes, ni dans sa voix, mais c'est sur son intégrité. Tellement de, euh, « artistes » devraient en prendre de la graine... L'exemple le plus beau en est la fameuse « Amsterdam ». Beaucoup savent que Brel n'aimait que peu cette chanson (cf les témoignages de ses deux accompagnateurs). Il n'y a d'ailleurs qu'un enregistrement de cette chanson, lors d'un concert, à l'Olympia (voilà pourquoi j'ai écrit ma critique sur cet album). Pourquoi ? Notamment parce qu'il était conscient d'avoir mis dans cette chanson tout ses artifices personnels manifestes qui font, qui créent un « tube » à coup sur. Le crescendo Brelien dans toute sa splendeur, avec un accompagnement s'étoffant un peu plus chaque couplet, l'absence de refrain afin d'accentuer plus encore cet effet montant en puissance, la peinture d'un paysage, de ce fameux port d'Amsterdam, et ce via un texte bourré (au moins à chaque ligne) de figures de style, l'accentuation très prononcée de certaines consonnes afin de faire mieux ressortir encore le côté rustre, dur, de ce tableau... Il appelait lui-même ces chansons, qui marcheraient à coup sur, des « monstres ».
Et c'est là que le personnage de Brel me fait rêver. Ayant compris qu'il avait trouvé la recette, il a bien gentiment annoncé sa retraite (il compose Amsterdam en 65, et début 67 il donne son dernier concert), et, contrairement à tout les pronostiques, s'en est tenu à sa décision, mourant une dizaine d'années plus tard, sans jamais être revenu sur scène. Jankélévitch parle dans son livre « la musique et l'ineffable » de la nature de ce qu'il appel le Charme. Il souligne avec une grande justesse que le Charme vient de l'innocence. Et quand il n'y a plus d'innocence, le Charme disparaît. Brel, qui n'avait sans doute jamais lu Jankélévitch l'avait aussi compris, et plutôt que de vendre son âme et son Art pour l'argent, et la gloire, il a choisi de l'abandonner.
Bah moi je dis, bravo, bravo Brel. Et chaque fois que j'écoute tes monstres, j'ai beau savoir, savoir qu'ils sont écris pour être des « monstres », je retiens difficilement mes larmes.