Au temps où les deux démiurges d’XTC tétaient encore leur mère, il était une fois deux frangins de Birmingham qui se partageaient déjà l’héritage des Beatles. Si équitablement qu’on les aurait crus jumeaux, si talentueusement que leurs potentiels musicaux respectifs paraissaient aussi vastes qu’indiscernables. Ils s’appelaient Roy Wood et Jeff Lynne.


Chacun avait son groupe, The Move pour Roy et The Idle Race pour Jeff. Chacun sortit un premier album enchanteur, Move pour l’un, The birthday party pour l’autre, fleurant bon la fantaisie légère et la pop fraîche et capturant avec brio l’essence de leur influence maîtresse. Pourtant l’un fit dès lors régulièrement les charts et l’autre pas. Mais il était alors difficile, sinon impossible, de comprendre pourquoi. Enfin, ce n’était pas la première fois que les voies du succès se montraient impénétrables.


Au deuxième album, Shazam pour l’un, Idle race pour l’autre, c’était déjà beaucoup plus clair. Tandis que Roy partait dans des délires foutraques et risqués où mine de rien il affirmait un son original, Jeff n’arrivait pas à s’émanciper de la tutelle des Beatles en général et de Sgt Pepper’s en particulier (Mr. Crow and Sir Norman, c’est même quasiment Being for the benefit of Mr Kite). Face à cette double impasse créatrice et commerciale, pas con, Jeff fit ce qu’il avait de mieux à faire : il proposa ses services au frangin de toujours.


Arrêt sur image, 1970 : Jeff Lynne, reniflant la bonne affaire.


Roy, qui lui se caractérisait par sa curiosité et son goût pour les expériences, accueillit à bras ouverts cet apport de sang neuf. Mais Jeff ne lui apporta que lourdeur et emphase, même dans Looking on qui a pourtant un son heavy à couper au couteau : on reconnaît facilement ses morceaux au fait qu’ils s’étirent et ne swinguent pas, tout en trimballant toujours cette vieille influence dont Roy, lui, ne se souvient plus guère que lorsqu’il s’agit de pondre un hit.


Nouvelle impasse ? Pas vraiment, Roy nourrit déjà un projet de groupe ambitieux qui comporterait des violons et des hautbois et « emmènerait le rock à partir de là où les Beatles l’ont laissé », pas moins. Il s’appellerait Electric Light Orchestra, par exemple. Jeff en salive d’avance, c’est le bonheur. Pourtant, après un premier album éponyme où les morceaux de Roy écrasent toujours ceux de Jeff (en vitalité, en vigueur et surtout en inventivité), Roy abandonne son bébé à la stupeur générale. Les raisons officielles en sont plus que nébuleuses : problèmes avec le manager (Jeff n’en avait donc pas ?), une tournée italienne mal sonorisée (WTF ?). Jeff, fou de frustration et de jalousie envers ce salaud plus doué et plus renommé que lui, l’aurait-il tout bonnement foutu à la porte, « Je suis pas ton faire-valoir » et toute cette sorte de choses ? En tout cas, la presse prédit unanimement qu’ELO ne s’en relèvera pas.


Arrêt sur image, 1972 : Jeff Lynne, se croyant tout à fait capable d’emmener le rock à partir de là où les Beatles l’ont laissé.


Fin du flashback.


ELO n’est pas allé là où Roy Wood voulait l’emmener. Mais ELO est allé loin. Vous ne connaissez sans doute pas Roy Wood. Mais vous connaissez sûrement ELO. Pas parce que Jeff Lynne a enfin pu laisser s’épanouir son génie brimé. Parce que Jeff Lynne n’est pas con. Il a fait carrière sur son flair illimité au moins autant que sur ses mérites qui le sont moins.


Il a conservé toute sa lourdeur, toute son emphase, mais elles sont devenues « symphoniques ». J’ai choisi de chroniquer On the third day pour trois raisons : la remarquable prétention de sa pochette, la remarquable platitude de sa version du Hall of the Mountain King de Grieg (longue et étirée, ça vous étonne ?) et l’orchestration de supermarché de Daybreaker. Mais j’aurais pu prendre un autre album, n’importe quel autre album – sauf le premier. Ils se ressemblent tous. Il n’y a aucune évolution, jamais de surprises. Jeff Lynne creuse son sillon, suit ses rails avec une prévisibilité de métronome, une monotonie de bureaucrate et une artillerie (lourde) de confiseurs à sa clé de sol.


C’est ça, ELO : de la prétention, de la platitude et des arrangements sirupeux et obèses.


Pourtant, les critiques sont partagés sur le degré d’influence et même de qualité de cette musique. Pourtant, et même s’il ne s’agissait que d’un groupe pour rire, Jeff Lynne a réussi à faire jeu égal avec Bob Dylan et George Harrison himself au sein des Traveling Wilburys. Reconnu apparemment comme THE autorité en matière de Beatles, il a pu sans encombre arranger (c’est le mot) deux chansons de John Lennon demeurées inachevées, Real love et Free as a bird.


Tout ça serait inexplicable si ELO n’avait été QUE prétentieux, plat et obèse. Mais, tout aussi régulièrement, sous des tonnes de Chantilly, il y a eu de la dentelle : le talent de mélodiste nourri aux Beatles du jeune Jeff, celui de The Idle Race, demeuré lui aussi intact. L’immobilisme a ses bons côtés... Shangri-La, Boy blue, Nobody’s child, Strange magic, Livin’ thing, Mr Blue Sky, Last train to London, les exemples ne manquent pas. Et c’est comme ça qu’à l’orée des 80’s, et au-delà, Jeff Lynne est demeuré seul ambassadeur des Beatles, Roy Wood étant parti explorer de nouvelles jungles vierges et Andy Partridge étant une réincarnation bien plus qu’un simple ambassadeur.


Entre fonctionnaire étriqué et artisan tisseur, entre pesanteur et grâce, entre Chantilly et dentelle, il tient dans le rock une place unique, celle du porteur de chandelle devenu porteur de flambeau. Et c’est pour ça que, sous la coupe de Chantilly de mes griefs, si pleine soit-elle, se cache pour lui... comme une dentelle de tendresse.

OrangeApple
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le 5 mars 2017

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